lundi 22 octobre 2007

La physiologie du goût


Je rebondis sur mon article précédent sur les plaisirs de bouche et j’en profite pour poursuivre une rubrique entamée sur ce blog, celle des livres insolites (cf. articles du 27.02 et du 13.06).
Je veux en effet vous parler aujourd’hui de La physiologie du goût de Brillat-Savarin (publié en 1825). J’ai découvert cet ouvrage à quinze ans et l’ai aussitôt classé parmi mes livres préférés. Précisons tout de suite que pour l’apprécier, il faut aimer les textes décousus et le mélange d’informations savantes, d’anecdotes personnelles et de réflexions philosophiques.

Pour faire la transition avec mon article précédent, je commencerai par vous citer un passage qui, par son style et son contenu, fait venir l’eau à la bouche. Une dame, venue pour une œuvre charitable rendre visite à un curé, arrive chez lui alors qu’il venait de se mettre à table et assiste à son dîner. Sa curiosité et son désir culinaire (mais croiriez-vous que le bon curé lui aurait fait apporter une petite assiette ? le goujat n’y songe même pas!) sont à leur comble quand elle voit arriver une omelette au thon :
Après ce premier plat, il attaqua l’omelette, qui était ronde, ventrue et cuite à point. Au premier coup de la cuiller, la panse laissa échapper un jus lié qui flattait à la fois la vue et l’odorat ; le plat en paraissait plein, et la chère Juliette avouait que l’eau lui en était venue à la bouche.

Dans un registre plus savant mais non moins passionnant, Brillat-Savarin nous explique que le goût comporte en fait trois sensations successives :
Celui qui mange une pêche, par exemple, est d’abord frappé agréablement par l’odeur qui en émane ; il la met dans sa bouche, et éprouve une sensation de fraîcheur et d’acidité qui l’engage à continuer ; mais ce n’est qu’au moment où il avale et que la bouchée passe sous la fosse nasale que le parfum lui est révélé ; ce qui complète la sensation que doit causer une pêche. Enfin, ce n’est que lorsqu’il a avalé que, jugeant ce qu’il vient d’éprouver, il se dit à lui-même : « Voilà qui est délicieux ! »

Mais une de mes anecdotes préférées est celle du turbot. Brillat-Savarin est appelé à la rescousse par une cousine et son mari : ils ont acquis un énorme turbot qui ne rentre dans aucun de leurs plats de cuisson. Le problème tourne à la dispute conjugale, le mari étant d’avis de couper le poisson en deux, la femme ne pouvant se résoudre à ce « crime ». Sur ce, survient Brillat-Savarin. S’aventurant dans la buanderie, il y trouve une chaudière (j’imagine qu’il s’agit d’une sorte de grosse marmite pour faire bouillir l’eau du linge), installe dessus une grande claie destinée au rangement des bouteilles de vin et transformée pour l’occasion en panier vapeur, et pose sur le tout en guise de couvercle un cuvier (là aussi, initialement destiné au linge).
J’adore cette anecdote pour l’ingéniosité de la solution trouvée, ainsi que pour le désespoir de la dame à l’idée de devoir couper une aussi belle pièce, mais ce qui me fait rire est aussi la conclusion rassurante de Brillat-Savarin :
Tout ceci est bon à retenir, parce qu’il est peu de maisons de campagne où l’on ne puisse trouver tout ce qui est nécessaire pour constituer l’appareil dont je me servis dans cette occasion, et qu’on peut y avoir recours toutes les fois qu’il est question de faire cuire quelque objet qui survient inopinément et qui dépasse les dimensions ordinaires.
Pauvre Brillat-Savarin ! Il serait bien embêté, aujourd’hui, pour transformer une machine à laver en cocotte-minute ! Il est vrai aussi que les énormes turbots ne courent plus les rivières…

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lundi 8 octobre 2007

Plaisirs de bouche (trois dîners dans la littérature)


Cherchant des textes littéraires pouvant se marier avec la contemplation d’une nature morte, pour une amie artiste qui m’a invitée à intervenir ponctuellement dans ses cours (http://artsammeron.blogspot.com), je me suis un peu égarée dans les sentiers fleuris de ma bibliothèque et me suis retrouvée à cueillir des textes alliant littérature, gastronomie et sensualité (pour ne pas employer un mot plus cru !).

J’emprunte le titre de cet article, « Plaisirs de bouche », au titre d’un ouvrage paru chez Librio, qui réunit quelques extraits du journal de Casanova (XVIIIe s.) où le récit de ses conquêtes féminines est mêlé à des évocations de repas. Il s’agit bien sûr d’une habile ruse d’éditeur, cette lecture s’avérant décevante, tant du point de vue du contenu (pour qui aurait attendu des histoires croustillantes dans les deux sens du terme) que du point de vue littéraire. Une exception, toutefois, et qui fait passer tout le reste : quelques pages où Casanova raconte un dîner qu’il fit en compagnie de deux jeunes filles, naïves pensionnaires d’un couvent, où il leur fit servir des huîtres, met qu’elles n’avaient jamais goûté :
Armelline après en avoir avalé cinq à six dit à Emilie qu’un morceau si délicat devait être un péché ; Emilie répondit que ce ne devait pas être un pêché parce que le morceau était exquis, mais parce que nous en avalions un demi-paul [ Il s’agit du prix].
- Un demi-paul ?dit Armelline, et notre seigneur le Pape ne le défend pas ? Si ce n’est pas un péché de gourmandise, je voudrais savoir ce qu’on entend par gourmandise. Je mange ces huîtres avec plaisir ; mais je t’assure que je veux m’en accuser en confession pour voir ce que le confesseur me dira.
Le summum de la sensualité est atteint quand il les persuade de lui donner à manger l’huître par la bouche :
Je lui ai mis la coquille à la bouche, je lui ai dit de humer l’eau en gardant l’huître entre ses lèvres. Elle exécuta la leçon fidèlement après avoir bien ri, et j’ai recueilli l’huître en collant mes lèvres sur les siennes avec la plus grande décence. Armelline l’applaudit en lui disant qu’elle ne l’aurait pas crue capable de faire cela et elle l’imita parfaitement. Elle fut enchantée de la délicatesse avec laquelle j’ai pris l’huître de dessus ses lèvres. Elle m’étonna en me disant que c’était à moi aussi à leur faire la restitution du cadeau, et Dieu sait le plaisir que j’ai eu à m’acquitter de ce devoir.

Bien différent est le dîner que partage un jeune arriviste avec deux ravissantes jeunes femmes et le mari de l’une d’entre elles, dans Bel-Ami de Maupassant (XIXe s.). Là, il ne se passe rien en apparence (si ce n’est que la conversation finit par rouler sur l’amour, mais en restant générale et sans jamais devenir personnelle), mais la description des aliments et du plaisir que prennent les convives à les savourer est si sensuelle qu’on peut facilement y voir une métaphore de plaisirs d’un autre type.
En effet, les huîtres (encore elles !) sont « mignonnes et grasses, semblables à de petites oreilles enfermées en des coquilles, et fondant entre le palais et la langue ainsi que des bonbons salés », la truite est « rose comme de la chair de jeune fille », les côtelettes d’agneau « tendres, légères, couchées sur un lit épais et menu de pointes d’asperges », lesquelles sont un « légume onctueux comme une crème »… Et ces descriptions s’entrelacent avec le récit de leur conversation tournant de plus en plus sur les plaisirs de l’amour, mais toujours noyée dans les sous-entendus.
Pour voir le récit entier du dîner, qui en vaut vraiment la peine, suivez ce lien :
(A partir de « Les huîtres d’Ostende… », environ à 1/5e de la page)

En cherchant bien, on trouverait, j’en suis certaine, mille autres exemples encore plus délicieux de repas sensuels dans la littérature. Cependant, je me contente, comme je l’ai toujours fait dans ce blog, de mes lectures personnelles et de ce qui me vient à l’esprit.

Le troisième dîner dont je vais vous parler n’a rien de sensuel. Il est même grossier et presque animal. Il me semble toutefois aller avec les autres, car là aussi, l’écrivain a su rendre avec une habileté particulière le plaisir de manger. Il s’agit d’un repas de mariage populaire (un chiffonnier et une serveuse de bistrot) dans Le Chiendent de Raymond Queneau (XXe s.). Là, l’objet de tous les désirs gustatifs n’a qu’un nom : le potage.
Si l’un tire sur son bouillon du bout des lèvres, l’autre l’engloutit férocement. Pour le refroidir, les uns soufflent et d’autres en font des cascades. On lape et l’on clapote. Ici c’est un chuintement et là une dissonance. De cette musique naît peu à peu une harmonie élémentaire.
Petit à petit, les convives rassasiés commencent à parler, jusqu’au moment où ils se rendent tous compte de la présence des autres :
Car, à gamelle vide, nez qui se lève.


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