lundi 30 novembre 2015

Dix mille de perdus, un de retrouvé !


Aujourd'hui, je vais vous raconter une histoire qui date déjà de quelques mois, et que j'avais d'abord jugée trop personnelle pour la livrer au public, mais je me suis finalement décidée.
Comme vous le savez, je suis en train d'écrire un roman qui se passe à Cologne au XVIe s. (cf. http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/01/chemins-antiques-sentiers-fleuris-et.html). Les personnages de ce roman cherchent entre autres à réunir sept objets dont ils pensent que l'ensemble donne un certain pouvoir. Parmi ces objets, un chandelier. Je veux des objets qui puissent venir de différents endroits du monde d'où l'importation était possible par un marchand de Cologne du XVIe s. Pour le chandelier, j'avais pensé à une origine scandinave, ne connaissant par ailleurs pas grand chose à l'art décoratif de cette région du monde.
Donc, un jour d'août dernier, alors que j'étais à la BPI (Bibliothèque Publique d'Information du centre Beaubourg, à Paris), je suis allée au rayon de l'art scandinave. J'ai feuilleté plusieurs livres, mais pas de chandelier... Pensant alors que je pourrais m'inspirer d'un autre objet, je reprends le livre qui m'avait le plus plu par la beauté de ses reproductions et qui s'intitulait Medieval Norwegian Art, je l'ouvre au hasard pour le feuilleter, et là... Deux choses surprenantes arrivent en même temps :
  • le livre s'ouvre à une page que j'avais sautée la première fois, page où apparaît la photo de deux magnifiques chandeliers!
  • au moment où j'ouvre la page, un petit papier glisse et tombe du livre...
Je suis absolument ravie d'avoir trouvé mon chandelier scandinave, qui est exactement comme je le voulais, et assez frappée de tomber dessus immédiatement à cette deuxième lecture du livre... C'est donc dans cette circonstance déjà très surprenante en elle-même que je ramasse le petit papier.
C'est un petit papier légèrement cartonné, un peu plus grand qu'une carte de crédit et un peu plus petit qu'une carte à jouer, sur lequel est imprimé un montage en noir et blanc : une tête sculptée sumérienne, sur fond d'une frise d'épais zig-zag. Là aussi, coïncidence étrange : quand j'étais petite, mon père, d'origine irakienne, avait toujours au-dessus de sa table une carte postale représentant un couple de statuettes sumériennes, et il me disait « Ce sont tes ancêtres » ; je croyais que c'était vraiment quelques arrière-arrière-grand-parents, aussi j'ai toujours une vive émotion à voir une de ces têtes ! Au dos de la carte étaient écrits à la main un nom, des titres, une date : j'ai donc pensé que quelqu'un avait utilisé cette petite carte comme un marque-page et griffonné au dos une référence, puis l'avait oubliée dans le livre.


J'ai recueilli très soigneusement cette petite carte. Il y avait suffisamment de coïncidences étranges dans cette histoire pour que j'eusse envie de tirer le fil le plus loin possible. Aussi, dès que je suis rentrée chez moi, j'ai tapé dans un moteur de recherche internet les mots qui apparaissaient au dos de la carte. Et je suis tombée là-dessus :
http://www.rupestreamort.fr/index.php?page=branle-bassement-Anabase
En mai 2014, 10 000 images ont été imprimées avec Palefroi, collectif d'artistes sérigraphes à Berlin.
Le projet rejoint l'Anabase, épisode de l'histoire au cours duquel 10 000 mercenaires grecs partis guerroyer en Perse sont mis en déroute après la perte de leur meneur. 
Désœuvrés et égarés, les 10 000 hommes erreront plusieurs années avant de retrouver leur patrie.
Les figures éditées sont, depuis, intégrées dans les ouvrages et dispersées dans les bibliothèques, librairies et collections personnelles que l'on fréquente. 
En septembre 2015, les 10 000 images ont été dispersées.
(Note des années plus tard : le lien ci-dessus n'est plus valide et son texte a disparu, mais un trouve un compte-rendu de ce travail sur une nouvelle page : https://rupestreamort.fr/Branlebassement)
Donc cette carte n'est pas tombée là par hasard : c'est la dix-millième partie d'une œuvre d'art, le fait d'avoir été glissée là fait aussi partie de l’œuvre d'art, et le fait que je l'aie recueillie aussi ! Moi qui habituellement n'apprécie pas trop les « performances » et autres « installations » de l'art moderne, j'aime énormément ce travail de Julie Redon (c'est bien le nom de l'artiste). Je le trouve plein de poésie, avec un petit parfum d'aventures et de roman policier.
Mais les coïncidences pour moi ne s'arrêtaient pas là. Les images ont été imprimées à Berlin, en Allemagne, pays où se passe le roman que j'écris et à l'occasion duquel cette histoire m'est arrivée. Quant à L'Anabase, le texte de Xénophon a été pour moi un coup de foudre quand je l'ai découvert en cours de grec en classe de seconde (incroyable : un type d'il y a 2400 ans racontait un voyage au jour le jour, le premier reportage en direct!). Puis quelques années plus tard, quand j'étais en maîtrise de lettres classiques, j'ai réalisé que ce voyage avait lieu précisément en Irak, pays de mes ancêtres, et ce texte de Xénophon a été le déclencheur de mon idée de mémoire de maîtrise, « La Mésopotamie vue par les Grecs ». J'en avais aussi fait l'objet d'un article sur ce blog :
http://cheminsantiques.blogspot.fr/2007/04/xnophon-sirotant-sa-bire.html


J'ai écrit à Julie Redon, en utilisant le contact indiqué sur le site, pour lui raconter toute cette histoire, et elle a été ravie d'avoir d'aussi étonnantes nouvelles d'un de ses petits soldats.


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vendredi 23 octobre 2015

Sentiers fleuris du manuscrit médiéval


J'achève aujourd'hui un stage de cinq jours complets et denses à l'IRHT (Institut de Recherche et d'Histoire des Textes, qui dépend du CNRS) sur le manuscrit médiéval. Conférences théoriques et ateliers pratiques en petits groupes se sont succédés, traitant aussi bien de l'aspect matériel du livre médiéval (parchemin, reliure, encre, etc.), des écritures, de la décoration, de l'iconographie, des sujets abordés dans les livres, des bibliothèques médiévales, des bases de données et de la bibliographie utiles aux recherches sur ce sujet, etc., sans oublier une demi-journée en bibliothèque où nous avons pu voir de véritables manuscrits médiévaux ; le tout ponctué de délicieuses pauses gâteaux, et organisé par de grands spécialistes du manuscrit médiéval pleins de gentillesse, de proximité et d'humour...
J'aimerais consacrer un ou plusieurs articles à vous raconter dans le détail nombre de choses passionnantes que j'ai apprises lors de ce stage, mais le temps me manquerait. J'ai donc décidé, fidèle au titre de ce blog, de vous en offrir seulement quelques fleurs : pour chacun des cinq jours du stage, une toute petite fleur minuscule cueillie au milieu d'un champ multicolore !

  • Le premier jour, j'ai appris que les manuscrits sur rouleau se lisaient en les déroulant horizontalement dans l'Antiquité, verticalement au Moyen Age.

  • Le deuxième jour, j'ai découvert que le point commun entre l'écriture gothique et l'architecture gothique est qu'elles se fondent sur des éléments de base (dans les deux cas, des formes verticales allongées) grâce auxquels ont peut presque tout construire.

  • Le troisième jour, j'ai appris qu'un certain type de décor sur les manuscrits, consistant en une série de petits cercles alignée entre deux lignes de filigranes, s'appelle « œufs de grenouille », et que ces œufs de grenouille peuvent être « fertilisés » (ornés d'un point au centre du cercle), mais seulement dans les manuscrits fabriqués dans le nord de la France.

  • Le quatrième jour, j'ai vu sur la première page d'un manuscrit de la Bible à la Bibliothèque Mazarine  les mots du copiste s'adressant à moi : « Lege felix », c'est-à-dire « Lis heureux » (que l'on pourrait traduire par « Bonne lecture ! »).

  • Le cinquième jour, j'ai appris que les cotes des manuscrits de la collection Cotton de la British Library ne portent pas seulement des numéros, mais des noms d'empereurs romains (« Tiberius », « Nero », « Caligula », etc.), parce que Sir Cotton, le premier possesseur de la collection, distinguait ainsi les différentes travées de sa bibliothèque, qui étaient chacune surmontée du buste d'un empereur romain.

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Post-scriptum :
Ce n'est pas par hasard que les manuscrits sur rouleau se lisaient en les déroulant horizontalement dans l'Antiquité, verticalement au Moyen Age. Dans l'Antiquité, c'était le support habituel de tout livre ; or, il est tout simplement plus facile d'enrouler vers la gauche avec la main gauche et de dérouler vers la droite avec la main droite, que de le faire vers le haut et vers le bas. Au Moyen Age, le support habituel des livres est le codex, le livre relié tel que nous le connaissons encore aujourd'hui ; le rouleau est réservé à des usages exceptionnels où il peut être intéressant d'avoir une page unique continue (donc forcément déroulement vertical) : par exemple, des comptes, des chroniques, une généalogie.
Quant aux yeux de grenouilles, on ne sait pas du tout pourquoi les artistes les dessinaient fertilisés dans le nord de la France et pas dans les régions plus méridionales ! Mais cela nous fournit un argument possible pour localiser la production d'un manuscrit (et la dater, car ce type de décor n'apparaît qu'à partir de 1260 environ).

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Cet article ne serait pas complet sans un renvoi au fantastique site internet de l'IRHT :
Les catégories « Bases de données » et « Outils » (actuellement sur la partie gauche de la page d'accueil) vous donnent accès à des bases de données et à des outils entièrement conçus et réalisés par des chercheurs de l'IRHT : bases de textes contenus dans les manuscrits, bases iconographiques, bases sur l'histoire de chaque manuscrit, etc. ; outils comme des dictionnaires de termes utiles, des équivalences entre le calendrier médiéval et le nôtre, etc. 
Le corpus visé est l'ensemble des manuscrits médiévaux du monde entier ; objectif qui est bien sûr loin d'être atteint, mais les bases de l'IRHT sont actuellement les plus riches du monde. Inutile de vous dire que plusieurs chercheurs de l'IRHT travaillent à plein temps à les enrichir, quantitativement et qualitativement, et à rendre de plus en plus pratique et confortable la navigation au sein de ces bases de données et entre elles.
Bonne navigation !


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jeudi 24 septembre 2015

Un cavalier, une lance, une force maléfique terrassée

Dans cet article, j'exposais notamment ma découverte d'un motif iconographique représentant Salomon à cheval terrassant de sa lance la reine des démons. Ce motif pouvait être à l'origine de celui de saint Georges terrassant le dragon. Or, j'ai découvert récemment que l'Antiquité nous fournit bien d'autres variantes du même motif. En voici deux :

- Le cavalier « à l'anguipède », motif iconographique gallo-romain représentant le dieu Jupiter-Taranis terrassant un être à buste humain et à queue de serpent.

- Un motif de l’Égypte antique tardive (« égypto-romain », aimerais-je dire, sur le même modèle que « gallo-romain »), qui représente le dieu Horus à cheval terrassant un crocodile.

Le même motif se retrouve donc dans les civilisations chrétienne, hébraïque, celtique, égyptienne, et certainement d'autres que je n'ai pas encore découvertes! Il est assez fréquent qu'un motif iconographique ou légendaire se retrouve ainsi dans plusieurs civilisations, et il est en général assez hasardeux d'essayer d'établir des filiations : ces filiations s'apparentent de toute façon bien moins à un arbre généalogique qu'à une toile d'araignée, où les influences sont multiples et réciproques...

Concernant la « force maléfique terrassée », ce sont les différences qui frappent au premier abord. Pourtant, démons et dragons sont souvent assimilés. Le serpent, lui, est une variante du dragon. C'est aussi une force chthonienne (de la terre), ce qui peut expliquer la position « à terre » de cet être dans ces images, tandis que le héros, qui domine du haut de son cheval se rapproche d'une force céleste. On pourrait à ce sujet partir dans une longue réflexion poétique et philosophique sur le sens du mot « terrasser »...

Le crocodile est en lien très étroit avec le dragon. Le mot hébreu pour dire « crocodile » est « léviathan »: il a été décrit dans la Bible au livre de Job (40-41) et, cette description semblant à certains commentateurs trop peu correspondre à un banal crocodile, le mot en est venu à désigner le diable, et plus précisément le diable sous forme de dragon. D'ailleurs, certains textes du Moyen Age que je suis en train d'étudier et qui décrivent le dragon de sainte Marguerite s'inspirent directement de ce texte du livre de Job. Enfin, toujours au Moyen Age, les voyageurs occidentaux partis en pèlerinage en Terre Sainte et qui passaient par l’Égypte en ramenèrent souvent des peaux de crocodile que l'on exposait dans les églises comme des peaux de dragons.

Quant à l'anguipède, cet être hybride est une figure masculine, mais qui fait écho à ces nombreuses figures féminines de femmes-serpent ou femmes-dragons : les vouivres, Mélusine, ou le duo ambigu d'Eve et du serpent tentateur.

Bref, les forces du mal n'ont qu'à bien se tenir, il y aura toujours « un cavalier qui surgit hors de la nuit » pour les terrasser!

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vendredi 11 septembre 2015

La sainte au dragon et la sainte au démon


Puisque les deux derniers articles nous ont conduit à traiter de dragons et de démons souvent associés, voire assimilés, il est temps que je vous parle d'un tableau surprenant, qui là encore relie plusieurs de mes centres d'intérêt puisqu'il est exposé... à Cologne !
L'été dernier, en effet, je me suis rendue à Cologne, notamment pour y chercher de quoi alimenter et enrichir mon roman en cours (cf. http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/01/chemins-antiques-sentiers-fleuris-et.html). J'étais alors tout à fait persuadée que j'allais démarrer mon année de master en me plongeant dans la Mésopotamie et les Grecs, et à mille lieues de penser qu'une certaine sainte Marguerite constituerait pour moi un quelconque centre d'intérêt (cf. le même article). Toutefois, j'ai toujours aimé les représentations de dragons : j'en ai donc photographié quelques uns qui me plaisaient sur des tableaux du merveilleux Wallraf Richartz-Museum. Puis, j'ai oublié mes photos...
Or, quelques mois plus tard, voulant par hasard montrer mes photos de Cologne à une amie, j'ouvre le dossier consacré aux tableaux du Musée, et voici la première image qui s'affiche sur l'écran de l'ordinateur :
Maître de la Sainte Parenté, XVe-XVIe s., Sainte Parenté, Cologne, Wallraf-Richartz Museum, n°SDC10619, détail
J'ai failli en tomber de ma chaise de stupéfaction : le personnage féminin de droite sort du corps d'un dragon, un pan de sa robe dépasse de la gueule du dragon, elle est à genoux, les mains jointes, et tient une croix... Bref, tous les attributs sont réunis ! J'avais photographié sainte Marguerite !!!
Mais un nouveau sujet de stupéfaction, lui irrésolu, s'y ajouta : vous voyez le personnage féminin qui se tient derrière la balustrade et dont les vêtements rappellent par leurs couleurs ceux de sainte Marguerite ? Elle est en train de transpercer la gorge de ce qui semble être aussi un dragon, plus petit et d'une autre apparence, qu'elle tient attaché par une fine chaînette. De qui pouvait-il bien s'agir ? Marguerite tient parfois en laisse le dragon, j'en ai parlé ici (cf. http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/03/mon-dragon-damour.html, les deux derniers tableaux), et un personnage peut être représenté deux fois dans un tableau, mais la sainte et le dragon seraient en ce cas représentés exactement pareil, comme dans une bande dessinée ; quant à l'épée, nulle trace, ni dans aucun texte ni dans aucune image évoquant sainte Marguerite. Il fallait donc aller voir du côté d'autres saintes au dragon : il n'y en a guère ! La plus célèbre, Marthe, et quelques autres moins connues, sont parfois représentées tenant le dragon en laisse avec leur ceinture, mais là encore, jamais d'épée ; d'autre part, Marthe, bien qu'universellement célèbre dans la chrétienté (c'est l'une des deux sœurs, Marthe et Marie, qui accueillent Jésus, sœurs aussi de Lazare), n'est liée à un dragon que dans le cadre géographique de la Provence (son dragon est en fait la fameuse Tarasque de Tarascon) : on est bien loin des pays rhénans ! Les autres saintes sauroctones (tueuses de dragons) sont aussi des saintes locales, et aucune dans la région de Cologne. J'étais donc confrontée à un véritable mystère.
Tentant le tout pour le tout, j'ai donc écrit un courriel au Wallraf Richartz-Museum, en français, car je ne risquais pas de me faire comprendre avec le peu d'allemand que je commence à maîtriser, ni même en anglais. Une bouteille à la mer... Or, à ma grande surprise et à ma grande joie, j'ai reçu une réponse dès le lendemain, du directeur du département des peintures médiévales en personne (Roland Krischel), dans un français parfait, et avec la réponse à mon énigme : « Pour la sainte en question notre catalogue de 1969 a proposé l’identification avec Dymphne de Geel. Cette proposition a été acceptée et confirmée par le directeur du Musée de Sainte Dymphne à Geel, Monsieur van Broeckhoven, vers 1972 – selon une lettre de Dr. Hans J. Domsta du 23 mars 1972 dans nos archives (Geel était parmi les domaines de Jean VII de Mérode, représenté sur le volet gauche du retable). » Il n'y a rien à redire à cela. L'explication est d'une précision absolue, et tout concorde, mais... vous aviez déjà entendu parler de sainte Dymphné, vous ?
Moi, jamais ! Évidemment, j'ai fait comme toute le monde dans ce cas, j'ai tapé son nom sur internet. Et je suis tombée sur une histoire étonnante ! Cette jeune fille (une vierge adolescente, comme Marguerite et comme nombre de saintes des premiers temps du Christianisme) était la fille d'un roi de Bretagne (Grande Bretagne) ou d'Irlande, qui venait de perdre sa femme et qui avait décidé de prendre sa propre fille en mariage (tiens, tiens, ça ne vous rappelle pas quelque chose?). La pauvrette a fui au-delà des mers, et s'est retrouvée en Flandres, à Geel (en Belgique actuelle, non loin d'Anvers), où son père, l'ayant retrouvée, l'a fait décapiter. Les anges ont recollé sa tête et un fou qui passait par là (ou selon d'autres versions, le père lui-même, qui aurait agi sous l'emprise de la folie) a recouvré la raison. Elle est donc depuis la sainte protectrice des malades mentaux, et d'ailleurs encore aujourd'hui, la commune de Geel accueille un important hôpital psychiatrique !
Au fait, vous avez trouvé à quoi fait penser l'histoire de la princesse que son père veut épouser ? Peau d'âne, bien sûr ! Soit l'histoire de Peau d'âne vient de celle de Dymphné, soit les deux puisent à un motif plus ancien.
Je retiens encore deux choses de cette légende : Geel est proche de Cologne, où a été exécuté le tableau, et, comme dit Monsieur Krischel, parmi les domaines du commanditaire du tableau : rien d'étonnant, donc, à ce que cette sainte locale figure sur ce tableau, un peu en retrait toutefois par rapport à sainte Marguerite, bien plus universelle ; d'autre part, j'ai lu que sainte Dymphné était parfois représentée avec un démon enchaîné, les maladies mentales étant - croyait-on - le fait d'une possession démoniaque : c'est exactement le motif iconographique de notre tableau. Je n'ai donc plus le moindre doute quant à l'identification de la sainte du tableau.
Cependant, une question demeure : la présence de l'une ou l'autre de ces deux saintes est somme toute banale sur un tableau de ce sujet (saints entourant la Sainte Famille), de cette époque et de cette aire géographique ; toutefois l'association des deux est unique à ma connaissance et elle n'est pas anodine, le peintre l'a d'ailleurs bien souligné en leur donnant des vêtements de couleurs proches, presque inversées. Pourquoi le peintre ou son commanditaire Jean VII de Mérode a-t-il voulu insister sur cette double victoire d'une jeune fille pure sur un être monstrueux ? Nous ne le saurons probablement jamais, mais nous pouvons lâcher notre imagination...

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vendredi 14 août 2015

Le sceau de Salomon : démons et dragons


Je vous parlais dans mon dernier article de Salomon terrassant la démone Lilith. Il semble qu'il soit un spécialiste des démons, comme nous le raconte une célèbre histoire que j'avais oubliée, et que j'ai retrouvée récemment à deux reprises. L'histoire, brièvement résumée est la suivante : Salomon a réussi à enfermer tous les démons dans un vase qu'il a fermé et scellé (de son sceau, le fameux sceau de Salomon, l'étoile à six branches, que l'on appelle aussi étoile de David, son père!) Bien plus tard, le vase est fortuitement ouvert ou brisé, et les démons se répandent à nouveau sur terre. L’histoire apparaît dans les traditions juive, chrétienne et musulmane, c'est dire son importance ! Vous aurez noté au passage le motif du sage qui enferme les principes maléfiques dans un récipient fermé, qui est ouvert par inadvertance, motif que l'on retrouve dans la mythologie grecque avec la boîte de Prométhée, ouverte par Pandore.
J'ai retrouvé cette histoire récemment à deux endroits bien différents. D'une part, en relisant un conte des Mille et une nuits pour mon fils. Là, il n'était pas question de tous les démons dans un même vase, mais d'un seul, un « djinn », et celui qui a le malheur de l'ouvrir est un pauvre pêcheur, héros du conte, à qui le djinn explique bien qu'il y a été enfermé par Salomon qui a scellé le vase de son sceau.
D'autre part, dans certaines versions de la légende de sainte Marguerite (eh oui ! On n'en sort pas!). Dans ces versions, après avoir vaincu le dragon, parfois nommé « Rufin » ou « Rufon », Marguerite voit apparaître un démon, qui s'appelle Belzébuth et qui est le frère du dragon. Or Belzébuth lui explique que lui et tous ses frères démons avaient été enfermés dans un vase par Salomon. Et évidemment, le vase s'est cassé... quand l'armée babylonienne a envahi Jérusalem!!! On retrouve donc aussi Babylone dans cette histoire!
Vous comprenez donc pourquoi j'ai été frappée des images dont je vous parlais dans l'article précédent représentant Salomon terrassant une démone selon le même motif iconographique que saint Georges terrassant le dragon : j'y retrouvais la même association du dragon et du démon en lien avec Salomon, que dans la légende de sainte Marguerite.

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mardi 14 juillet 2015

Salomon terrasse la femme ou le dragon?


Je suis allée récemment voir l'exposition « Magie, anges et démons » au Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme.
Ce fut un régal pour moi, car j'y ai retrouvé de nombreux thèmes qui constituent mes centres d'intérêt actuels : l'association de la femme et du démon, avec la fameuse Lilith, reine des démons ; sainte Marguerite avec les nombreux talismans protecteurs pour les femmes enceintes, parturientes et nouveaux-nés, exactement semblables à ceux existant dans la chrétienté et comportant la Vie de sainte Marguerite ; sainte Marguerite encore avec l'iconographie de Salomon terrassant une démone tout à fait semblable à celle de saint Georges terrassant le dragon, mais je vais développer ce point ; la région de Cologne avec de nombreuses pratiques magiques chez les Juifs de la région rhénane...

Ce qui m'a le plus intriguée, donc, ce sont ces petits pendentifs amulettes (j'ai oublié la provenance de ceux qui étaient exposés, ainsi que la date, mais ils remontaient à l'Antiquité tardive) représentant Salomon terrassant une démone entravée, interprétée comme Lilith, bien que ce ne soit pas clairement explicité. Les pendentifs en métal étaient tout petits, à tel point que les concepteurs de l'exposition ont pensé à disposer une loupe mobile au-dessus de la vitrine. On distingue toutefois bien ceci : un homme à cheval de profil, une auréole derrière la tête, une longue lance à la main, de laquelle il transperce un ennemi aux pieds de son cheval. Aussi incroyable que cela puisse paraître, c'est exactement l'iconographie de saint Georges terrassant le dragon, telle qu'on la trouve tant sur des icônes de l'orient chrétien que sur des tableaux occidentaux, durant tout le Moyen Age. Le texte écrit sur le cartel de la vitrine faisait d'ailleurs clairement le lien : « Cette vision engendrera de nombreuses images de saints ou d'anges terrassant un dragon », sans que je puisse savoir s'il s'agit d'une hypothèse ou si cette filiation est certaine. Quoi qu'il en soit, elle est vraisemblable. Et elle me replonge en plein dans mon sujet. En effet, j'ai vu cette expo trois jours seulement après vous avoir fait partager mon dernier article « Le dragon, c'est la princesse », et nous y revoilà ! On a dans les deux cas un héros auréolé et chevauchant qui terrasse de sa lance un ennemi à terre, mais dans le cas de Salomon, c'est une femme – plus précisément la reine des démons –, et dans le cas de saint Georges, c'est un dragon. Le dragon s'est substitué à la femme maléfique : c'est donc que l'assimilation entre les deux était facile, voire évidente. Et on la retrouve en effet à de nombreuses reprises, les plus célèbres étant la complicité d'Eve et du serpent (le dragon est considéré comme une espèce de serpent) dans la Bible, mais aussi dans les nombreux écrits des Pères de l’Église qui commentent ce passage, ou encore la mystérieuse Mélusine, femme serpent, sans oublier mes chères Vouivres, femmes dragons.
Cependant, je n'en ai pas fini avec Salomon, qui a encore beaucoup à faire avec les démons et les dragons, et cela nous mènera jusqu'à ma chère Babylone... Mais cela fera l'objet du prochain article ! Patientez d'ici là...

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jeudi 2 juillet 2015

Le dragon, c'est la princesse !


Au détour d'un article sur le dragon dans un dictionnaire des symboles consulté dans une bibliothèque, je suis tombée sur cette magnifique citation de Rainer Maria Rilke (dans Lettres à un jeune poète) :
« Tous les dragons de notre vie sont peut-être des princesses qui attendent de nous voir beaux et courageux. Toutes les choses terrifiantes ne sont peut-être que des choses sans secours qui attendent que nous les secourions. »

Supposer que le dragon, c'est la princesse elle-même, voilà un beau paradoxe ! Eh bien en fait, pas tant que cela... C'est un motif présent dès le Moyen Age. Les Vouivres, dont la légende est particulièrement active en Franche-Comté (l'autre versant de mes racines, avec la Mésopotamie), mais se retrouve aussi avec des variantes dans toute l'Europe, sont précisément des femmes-dragons, qui peuvent prendre l'une ou l'autre forme, mais qui gardent - même quand elles ont forme humaine - leur queue de dragon (qu'elles dissimulent sous une longue robe) et leur escarboucle au front (qu'elles dissimulent sous un capuchon rabattu). L'escarboucle est une pierre précieuse rouge : le mot est parfois employé pour désigner une pierre fantastique, celle qui ne pousse qu'au front des Vouivres, parfois comme équivalent du rubis ou du grenat. Cette escarboucle est par ailleurs au cœur du roman que je suis en train d'écrire.

Rilke suggère non seulement que le dragon pourrait être une princesse, mais que ce dragon-princesse attendrait le secours d'un prince beau et courageux. Là encore, ce motif existe depuis le Moyen Age : c'est celui du « fier baiser », par lequel un prince ose embrasser un dragon effrayant et répugnant qui n'est en fait autre qu'une princesse transformée en dragon par un mauvais sort. J'ai rencontré deux très beaux exemples de ce fier baiser dans mes lectures récentes.
D'une part, la légende de la fille d'Hippocrate (oui, le célèbre médecin grec de l'île de Cos), rapportée par Jean de Mandeville, dans son Voyage d'Outre-Mer (1356-57) : elle aurait été transformée en dragon par la déesse Diane (sans doute en punition de quelque vantardise, comme on le voit souvent dans les histoires de la mythologie gréco-romaine). Seul « un chevalier suffisamment courageux pour oser aller à sa rencontre et l'embrasser sur la bouche » pourrait rompre l'enchantement. Mandeville raconte l'aventure d'un jeune homme qui l'a d'abord vue sous sa forme de demoiselle (car il n'avait pas encore été adoubé chevalier) : elle lui propose de se faire adouber et de revenir le lendemain, sans s'effrayer de son apparence de dragon ; une fois le charme rompu, il deviendra son époux et le seigneur de l'île. Le jeune homme suit ses conseils et revient le lendemain. Mais il avait beau avoir été prévenu, il ne s'attendait pas à une telle horreur ! « Et lorsqu'il la vit sortir de la caverne sous la forme d'un dragon si hideux et si horrible, il fut pris d'une telle frayeur qu'il repartit en courant vers le bateau. »
(Les citations, traduites en français moderne, sont issues du livre : Des animaux et des hommes, de Marie-Françoise Alamichel et Josseline Bidard, Paris, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 1998, p. 133-134 ; commentaire p. 23 du même ouvrage. Un article plus ancien sur le sujet peut être lu à cette page : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bec_0373-6237_1918_num_79_1_448606 : G.Huet, « La légende de la fille d'Hippocrate à Cos », in: Bibliothèque de l'école des chartes. 1918, tome 79. pp. 45-59).
D'autre part, un très beau roman du Moyen Age, que j'ai découvert avec grand plaisir (mais dont il n'existe malheureusement pas de traduction en français moderne), Le Bel inconnu de Renaut de Beaujeu (écrit au tout début du XIIIe siècle, donc bien avant Jean de Mandeville, mais il est probable que ce dernier rapportait une légende déjà attestée par oral ou par d'autres écrits aujourd'hui perdus). Le bel inconnu est, comme son surnom l'indique, un inconnu : même lui ne sait pas qui sont ses parents ni comment il se nomme ; on comprendra plus tard que c'est le fils de Gauvain, l'un des grands chevaliers de la Table Ronde. Le roman raconte sa quête pour aller délivrer une princesse. La jeune fille amie de la princesse qui est venue le chercher pour cela parle vaguement d'un « fier baiser », mais n'explique pas vraiment de quoi le chevalier devra délivrer sa dame. Aussi ce dernier est-il assez surpris quand, arrivé au terme de sa quête, dans un château abandonné, il se retrouve dans une pièce plongée soudain dans l'obscurité totale, puis voit surgir dans une lumière éblouissante un effrayant dragon, qui est d'ailleurs ici appelé « vouivre », et qui a les yeux « gros et luisants / Comme deux escarboucles grands » (je traduis mot à mot pour garder le rythme et la rime). Notre bel inconnu ne s'enfuit pas, comme le chevalier de la fille d'Hippocrate, mais il est tétanisé, sans que l'on comprenne bien si c'est de peur ou de fascination, notamment pour la bouche vermeille de la vouivre : « Et il a moult grand merveille / De la bouche qu'a si vermeille / Tant s'occupe à la regarder / Que d'autre part ne peut regarder ». Il se laisse donc (il est courageux passivement!) embrasser par la vouivre, qui se retransforme en princesse et lui révèle du même coup ses origines et son nom. C'est un très beau roman sur l'identité, et aussi sur l'amour, car deux femmes veulent épouser Guinglain (c'est ainsi que se nomme finalement le bel inconnu) : la princesse qu'il a délivrée, et une fée belle et intelligente qu'il a rencontrée avant, qu'il aime aussi et à qui il a juré qu'il l'épouserait. Le choix final n'est sans doute pas celui que le lecteur aimerait : quand on est chevalier de la Table Ronde, on n'a pas toujours le droit de suivre ses propres sentiments...
(Renaut de Beaujeu, Le Bel inconnu, roman d'aventures, édité par G. Perrie Williams, Paris, Champion, 1983.)

J'ai fait semblant jusque là de ne comprendre la citation de Rilke qu'au premier degré, parce que cette histoire d'un dragon qui est lui-même la princesse à délivrer me plaît, mais je n'oublie pas la fin de sa citation, qui montre que princesse et dragon n'étaient qu'une métaphore pour des sentiments très humains : «  Toutes les choses terrifiantes ne sont peut-être que des choses sans secours qui attendent que nous les secourions. » Cette belle phrase parle de tous ces meurtriers sanguinaires qui peuplent les faits divers, et dont on découvre qu'ils ne sont pas guéris de terribles traumatismes de leur enfance ; ou de ces adolescents harcelés qui deviennent harceleurs ; il est rare en effet que l'on fasse du mal aux autres si on n'en a pas été soi-même victime. Et pour conclure, c'est à nouveau une fiction qui me vient à l'esprit, celle qui raconte selon moi de la façon la plus simple aux enfants cette origine de la méchanceté : c'est le dessin animé de Michel Ocelot, Kirikou et la Sorcière (1998), à la fin duquel on découvre que si Karaba la sorcière est méchante, c'est parce que des hommes lui ont planté un clou dans le dos qui la fait perpétuellement souffrir. Reste maintenant au petit héros à avoir le courage de l'approcher et de lui arracher le clou.
Je vous souhaite beaucoup de courage pour arracher les clous des sorcières de votre vie, pour embrasser les dragons de votre vie, et les transformer ainsi en bonnes princesses...


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dimanche 7 juin 2015

Les trois rois mages : de la Mésopotamie à Cologne



L'un des premiers articles de ce blog était consacré aux origines de la légende des trois rois mages.
Cette histoire m'intéressait alors car elle touchait à l'une de mes passions : les histoires mésopotamiennes déformées par les Grecs, et l'héritage culturel qui nous est transmis encore aujourd'hui de ces histoires métissées. Je m'étais alors arrêtée à la Bible. Aujourd'hui, c'est la suite de cette histoire qui m'intéresse, car les trois rois mages sont intimement mêlés à l'histoire de la ville de Cologne qui, comme je l'ai déjà signalé dans les articles de ces derniers mois, est le décor principal et presque un personnage du roman que je suis en train d'écrire.
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Chaldéens de Mésopotamie et mages mazdéens de Perse
Pour mémoire, il y a au départ les Chaldéens, qui sont des prêtres astronomes astrologues babyloniens (dont certains étaient originaires de la Chaldée, région du sud de la Babylonie, mais le nom désignant d'abord le peuple désigne ensuite la fonction). Il y a d'un autre côté les Mages, caste de prêtres appartenant à l’antique religion de la Perse : le Mazdéisme, qui ont sans doute adhéré à la réforme de cette religion faite par Zoroastre (Zarathoustra) au VIe s. av. JC. Quand les Grecs, suivant Alexandre, sont arrivés en Mésopotamie, celle-ci était sous domination de l'Empire perse : les Grecs ont donc tout mélangé et ont appelé « mages chaldéen » toute personne originaire du Moyen Orient et ayant quelque connaissance supposée ou réelle en astronomie ou en astrologie.
Astrologues et étoile
Prédire la naissance d'un roi grâce à l'apparition d'une étoile était tout à fait du ressort des Chaldéens (les vrais), qui faisaient de l'astrologie à l'échelle des États, pas des individus. On comprend donc que l’Évangile de Matthieu (II, 1 à 12) parle de « mages d'orient » avertis par une étoile de la naissance du roi des Juifs, c'est-à-dire Jésus.
Le chiffre trois
Le chiffre de trois apparaît dans des traditions plus tardives. Perdrizet, dans l'article cité dans ma première page sur le sujet (cf. lien ci-dessus) y voyait peut-être une allusion aux trois grandes écoles d’astrologie chaldéennes, Babylone, Borsippa et Ourouk. Pourquoi pas, mais ce chiffre peut s'expliquer plus simplement, peut-être par déduction des trois présents cités dans l’Évangile de Matthieu (or, encens, myrrhe), ou plus simplement encore par l'importance symbolique du chiffre trois dans de nombreuses cultures, et tout particulièrement dans le Christianisme, avec la Trinité.
Les rois
Nous avons donc là les « mages », le nombre de « trois ». Reste leur appellation de « rois » dans des sources plus tardives (je n'ai pas encore trouvé lesquelles). Il semble que ce terme de « rois » leur ait été appliqué, car on croyait reconnaître dans leur histoire l'accomplissement d'une prophétie de l'Ancien Testament : « Les rois de Tarsis et des îles paieront des tributs, les rois de Séba et de Saba offriront des présents » (Psaumes, 72, 10) ou « Ils viendront tous de Séba ; ils porteront de l’or et de l’encens » (Isaïe, 60, 6). D'autre part, Jésus lui-même, après l'Adoration, aurait certifié le titre de rois des trois mages (là non plus, je n'ai pas encore trouvé la source).
Les noms
Voilà donc pour les « trois rois mages ». On les désigne aussi parfois sous des noms propres : Gaspard, Melchior et Balthazar. Ces noms apparurent pour la première fois dans un évangile apocryphe du VIe s. ap. JC, dont je n'ai pas non plus la référence.
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C'est à partir du XIe s., à Milan, qu'apparaissent des textes qui racontent la suite de l'histoire, c'est-à-dire ce qu'ils ont fait après ce qui était jusque là le seul épisode connu de leur vie (la visite à l'Enfant Jésus et son Adoration), où ils sont morts, et surtout ce que sont devenus leurs reliques.
Les rois mages après l'Adoration
D’après cette tradition milanaise (dont je n'ai pas non plus la source), les rois mages auraient été baptisés par saint Thomas, puis seraient devenus prédicateurs de l’Évangile. Ils seraient allés mourir à Saba, au Yémen (sud de l'Arabie, et par ailleurs patrie de Bilkis, la fameuse « reine de Saba » amie de Salomon!). C'est là que sainte Hélène (fin du IIIe s. ap. JC, mère de l'empereur Constantin) aurait retrouvé leurs dépouilles et les aurait rapportées à Constantinople (ou, selon une autre version, elle les aurait rapportées de Jérusalem, avec la vraie croix et d'autres reliques importantes). Enfin, en 343 ap. JC, l'évêque de Milan, saint Eustorge, les auraient reçues en cadeau de l'empereur Constantin et transférées dans sa ville de Milan. De fait il existe bien à Milan une Basilique Sant’Eustorgio, que l'on dit avoir été fait bâtir par cet évêque pour abriter ces précieuses reliques.
Découverte des reliques à Milan et transfert à Cologne
Or, environ un siècle après l'émergence de cette tradition dans la région de Milan, se produit un événement qui va bouleverser la légende en la faisant entrer dans la réalité. En 1162, lors du siège de Milan par l'Empereur (du Saint Empire Romain Germanique) Frédéric II Barberousse, les Milanais rasent pour des raisons stratégiques un antique monastère des faubourgs de Milan, probablement non loin de la basilique Sant'Eustorgio, et y découvrent des ossements. Il va de soi qu'étant donné les histoires qui circulaient dans la région, ces ossements ont immédiatement été identifiés comme les reliques des trois rois mages. L'Empereur en prend évidemment possession et en fait don à son chancelier Rainald von Dassel, qui se trouvait être l'archevêque de Cologne. Les reliques sont donc transférées à Cologne en 1164, et c'est à cette occasion que Rainald von Dassel ordonne la construction, pour leur servir d'écrin, de la désormais célèbre cathédrale de Cologne.
La châsse des rois mages et le camée d'Agrippine
Dans la cathédrale, les reliques des trois rois mages sont conservées (avec d'ailleurs les reliques d'autres saints) dans une splendide et monumentale châsse en or. Cette châsse et toute son iconographie, avec une symbolique à plusieurs niveaux, mériterait un article à elle seule. Ce qui m'intéresse, car c'est encore un croisement de mes centres d'intérêt, c'est que sur les parois extérieures de cette châsse sont enchâssés (c'est le cas de le dire!) plusieurs objets antiques, dont un camée d'agate de 54-59 ap. JC représentant... Agrippine et Néron ! L'orfèvre qui a choisi ce camée était-il au courant du rôle d'Agrippine dans la fondation de la ville ? (cf. mes articles : http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/01/neron-et-agrippine-au-bord-du-rhin-12.html et http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/02/neron-et-agrippine-au-bord-du-rhin-22.html) Probablement, car au Moyen Age, la ville continuait d'être appelée de son nom latin « Colonia Claudia Ara Agrippinensis ». Mais il est frappant de retrouver sur le même objet l'histoire des rois mages et celle d'Agrippine, qui somme toute sont contemporains et auraient pu se rencontrer, et qui sont, les uns comme l'autre, des héros locaux de Cologne !
Un signe de pouvoir
Si l'on revient à la Cologne du XIIe s. et au Saint Empire Romain Germanique, la possession de ces reliques par l'Empereur (ou l'un de ses représentants l'archevêque de Cologne) avait une portée énorme. Comme je l'ai évoqué plus haut, Jésus lui-même, après l'Adoration, aurait certifié le titre de rois des trois mages. La possession de leurs reliques légitimait donc la souveraineté chrétienne de leur possesseur.
Mode des rois mages à Cologne
D’autre part, indépendamment de ces fortes implications politiques, les rois mages deviennent très vite (dès les années qui suivent 1164) très populaires et à la mode à Cologne. On les appelle parfois au Moyen Age « Les trois rois de Cologne », ou même simplement « Les trois rois ». On observe durant tout le Moyen Age et la Renaissance, et même jusqu'au XIXe s., une forte présence des prénoms « Kaspar », « Melchior », « Balthazar » à Cologne et dans la région. Enfin, ils sont toujours présents dans les trois couronnes représentées en or sur fond de gueules (rouge) au chef du blason de Cologne.
Mode des rois mages dans le reste de l'Empire et même au-delà
Cette mode se propage vite au-delà des murs de Cologne, dans le reste de l'Empire, et même au-delà. Des classifications voient le jour (variables et interchangeables selon les versions), concernant les âges des trois rois (15, 30, 60 ans) et leurs origines (Asie, Afrique, Europe). On se met même à leur attribuer des armoiries. Le premier à le faire est le héraut Gelre, dans son célèbre Armorial, publié à la fin du XIVe s., dans la région... de Cologne, bien sûr !
Tout est prêt pour que la peinture s'empare du motif. Les deux peintres les plus célèbres de Cologne, bien sûr : Stefan Lochner dans l'une de ses œuvres les plus célèbres, le Retable des saints patrons de Cologne (1445), aujourd'hui exposé dans la cathédrale, à quelques mètres de la châsse ! Et mon cher Barthel Bruyn (auteur par ailleurs du tableau à l'origine de mon roman!) dans plusieurs tableaux, dont un de 1525. Dürer et Cranach, pas Colonais, mais bien habitants de l'Empire, s'y sont aussi essayés. Vous constaterez que ces tableaux représentant l'Adoration des rois mages, très fréquents dans le Saint Empire Romain Germanique, se font beaucoup plus rares dans les autres régions de l'Europe chrétienne. Ce n'est pas un hasard. Dans la peinture aussi, derrière la signification chrétienne, il fallait voir le symbole politique (on peut sans doute aller jusqu'au terme de « propagande ») du pouvoir chrétien légitime de cet Empire qui se voulait « Saint » et « Romain » (c'est-à-dire en lien avec le centre de la chrétienté) autant que « Germanique ».

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Ajout le 15.07.2017
Si l'histoire de la récupération politique des rois mages au Moyen Âge vous intéresse, vous tirerez profit de cette interview d'une demi-heure, sur la radio en ligne "Fréquence médiévale", de Doina Elena Craciun, qui a soutenu une thèse consacrée aux usages politiques de l’image des rois mages au Moyen Âge à l’EHESS.
 http://www.him-mag.com/frequence-medievale-les-rois-mages-une-legende-medievale/

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dimanche 17 mai 2015

De Sémiramis à sainte Marguerite, en passant pas Astarté


En orientant finalement ma recherche cette année sur sainte Marguerite, et donc sur l'Occident médiéval, je croyais avoir laissé loin derrière moi ma première passion, le thème de la Mésopotamie vue par les Grecs. Or, voilà qu'il me revient en pleine figure, et par le biais de Sémiramis, l'héroïne la plus emblématique de ce thème !
Pour un rappel sur Sémiramis, de la réalité assyrienne à la légende grecque, en passant par les Mèdes, je vous renvoie à cette page de mon site :

Vous comprenez donc bien que Sémiramis n'est pas une légende locale mésopotamienne, mais bien une légende grecque qui mélange plusieurs éléments : dans l'article ci-dessus, je parlais surtout des origines historiques de la légende, probablement déformées par les Mèdes ; mais dans le récit rapporté par Diodore de Sicile, Ier s. av. JC (qui cite Ctésias, IVe s. av. JC, dont nous n'avons plus le texte original), figurent également des éléments qui semblent d'origine locale mésopotamienne, mais qui étaient probablement attribués plutôt à une déesse qu'à une reine. Et notamment ceci : Sémiramis serait née à Ascalon (côte méditerranéenne de Syrie), fille de la déesse Dercéto, patronne d'Ascalon. Des colombes auraient veillé sur elle à sa naissance avant qu'elle ne soit recueillie et élevée par un berger.
Cf. Diodore de Sicile, Bibliothèque Historique, II 4 ; on peut le lire à cette page :

Or, le fabuliste Hygin, Ier s. av. JC, raconte une histoire très semblable à celle que raconte Diodore sur Sémiramis, mais il l'attribue à … Vénus ! Il raconte qu'un œuf est tombé dans l'Euphrate ; des poissons l'ont poussé sur le rivage ; des colombes l'ont couvé : en est née Vénus, que l'on appelle aussi « la déesse syrienne ».
Hygin, Fables, 197, « Venus » ; on peut le lire à cette page (sans traduction française malheureusement) :

Il semble qu'on soit très éloigné de la Vénus-Aphrodite de la mythologie grecque, mais pas tant que cela, si l'on y réfléchit un peu : celle-ci est censée être née d'un coquillage sorti de la mer, ce qui n'est pas très loin de naître d'un œuf sorti de l'Euphrate ! Ajoutons que l'animal fétiche de Vénus-Aphrodite est précisément la colombe.
Creusons toutefois cette histoire de « déesse syrienne » évoquée par Hygin. Cela tombe bien, car un ouvrage grec lui est consacré, intitulé précisément La déesse syrienne et écrit par Lucien, IIe s. ap. JC, un écrivain d'origine syrienne, mais de langue grecque, fort bien placé donc pour faire le lien entre tous ces éléments ! Il appelle cette déesse « Héra de Syrie », et non Aphrodite, mais Mario Meunier, dans les notes de son édition du texte de Lucien, explique que cette déesse est la déesse phénicienne Astarté, dont il y avait une variante locale dans toutes les villes de Syrie, et que les Phéniciens ont importé cette déesse à Chypre et à Cythère, dont on sait qu'elles se revendiquent toutes deux comme îles d'origine d'Aphrodite, dans la mythologie grecque.
On peut le lire à cette page, puis les pages suivantes :

Conclusion : on a donc dans l'Antiquité en Syrie, une déesse, qui peut prendre selon les villes syriennes et phéniciennes les noms d'Astarté, Atargatis, Dercéto, ou autres, et qui est clairement à l'origine de l'Aphrodite grecque.
Conclusion ? Mais... on n'a pas parlé de sainte Marguerite ! Ah oui, c'est vrai, j'oubliais le plus important ! Eh bien, ce qui m'a mis la puce à l'oreille est un article de Nadia Ibrahim Frederikson (je ne suis pas insensible au fait que cet auteur porte le même prénom que moi!), « La perle, entre l'océan et le ciel » (Revue d'Histoire des Religions, 2003, p. 283-317). Elle y explique qu'il y avait un culte d'Aphrodite syrienne à Antioche (jusque là, tout est en accord avec ma conclusion ci-dessus), et que cette déesse y était appelée « Margarito » ou « La dame aux perles » !
On peut le lire à cette page :


Il y a là de nombreux éléments troublants ! Le nom est le moins surprenant : la racine grecque « margarit- » (= « perle ») est bien d'origine proche-orientale, et plus anciennement encore apparemment d'origine indienne. Il se pourrait donc que cette « Margarito » n'ait rien à voir avec notre sainte Marguerite (surtout que dans la tradition chrétienne orientale et grecque, elle est appelée Marine, ce n'est qu'en Occident qu'elle prend le nom de Marguerite).
Mais d'autres points communs donnent l'alerte.
  • D'abord Antioche. Attention, il ne s'agit pourtant pas de la même Antioche : la déesse Margarito est vénérée à Antioche en Syrie, tandis que notre petite sainte vient d'Antioche en Pisidie (en Asie Mineure, Turquie actuelle). Tout de même, deux « Margarita » toutes deux originaires d'une « Antioche », c'est surprenant !
  • Mais ce n'est pas tout. Souvenez-vous de mon parallélisme effectué dans l'article « Perle, dragon et accouchement » http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/03/perle-dragon-et-accouchement.html) : j'y expliquais le lien entre la vierge, pure et parfaite Marguerite qui sort du corps hideux du dragon, et la belle, pure et parfaite perle (« margarita » en grec et en latin) qui sort de la coquille hideuse de l'huître. Remplacez l'huître par le coquillage, ouvrez-le, et vous trouverez la belle et parfaite Aphrodite qui en sort, comme rappelé plus haut !
  • Les Anciens pensaient aussi que la perle était le résultat de la fécondation de la rosée ou de l'écume de la mer, par le soleil ; Aphrodite est aussi née de l'écume de la mer fécondée par le sperme de Cronos émasculé par son fils Zeus. C'est bien le même motif.
  • J'ajoute enfin (même si ce dernier élément est peut-être moins convainquant) la colombe du saint Esprit, bien présente dans la légende de sainte Marguerite et visible sur de nombreuses enluminures la représentant : ne serait-ce pas là la même colombe que celle d'Aphrodite, celle de Sémiramis ?



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lundi 6 avril 2015

Les larmes de Pierre


Je suis allée mercredi dernier au théâtre des Champs Élysées écouter La Passion selon saint Matthieu de Bach. C'est un morceau qui me bouleverse depuis mon adolescence, et c'était une expérience merveilleuse de pouvoir l'entendre en entier, en voyant les musiciens et les chanteurs. D'autre part, le théâtre nous a offert en même temps le texte, qui défilait sur un écran, ce qui m'a permis de comprendre beaucoup mieux le sens des chants qui m'émouvaient tant. Je savais évidemment qu'il s'agissait de la Passion de Jésus, mais sans avoir la moindre idée du détail de chaque chant.
C'est ainsi que j'ai découvert à quoi correspondait mon passage préféré, un chant déchirant d'une voix féminine alto accompagnée d'un violon solo. J'avais toujours pensé naïvement que c'était une femme qui s'y exprimait, Marie-Madeleine (en effet très présente dans cette œuvre) ou la Vierge Marie. Or, il s'agit en réalité d'une plainte de Pierre (j'ai trouvé depuis que ce passage est parfois connu sous le nom de « Larmes de Pierre » ou « Larmes de saint Pierre », et que ce thème a par ailleurs inspiré des peintres célèbres, comme Velázquez ou Georges de La Tour...). Notons qu'après avoir un peu fureté sur internet, je me suis rendu compte que ce passage pouvait être chanté par un alto femme ou homme et que la simple audition (du moins pour une non avertie comme moi!) ne permettait pas du tout d'identifier le sexe du chanteur. Du coup, je pense que Bach l'avait écrit au départ pour un homme, ce qui explique mieux l'attribution des paroles à Pierre. Cela se situe juste après le moment où saint Pierre a renié trois fois Jésus, déclarant « Je ne connais pas cet homme », puis le coq a chanté, et il a compris que la prophétie de Jésus (qui lui avait prédit qu'il le renierait trois fois avant le chant du coq) était juste. Il est désespéré, il a honte de l'avoir trahi, honte de sa lâcheté, et il lance ce chant déchirant, qui commence par « Erbarme dich » (« Aie pitié »).
Cela m'a beaucoup impressionnée et beaucoup plu que ce passage, pour moi le plus beau de l'ensemble, sublime la plainte de quelqu'un qui a failli, qui a été lâche, et qui en a honte. C'est tellement humain ! Qui d'entre nous n'a jamais été lâche et n'en a jamais eu honte ? Si seulement les religions pouvaient toujours être ainsi au plus près de l'humain !
La découverte du sens de ce chant m'a émue également pour une toute autre raison. Dans le roman que je suis en train d'écrire (cf. http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/01/chemins-antiques-sentiers-fleuris-et.html), à un moment, l'un de mes héros trahit la femme qu'il aime, fait semblant de ne pas la connaître (pour des raisons que vous saurez quand le roman sera publié!!!) et il est ensuite torturé par la honte de cet acte lâche. Aussi, en entendant ce chant et en enlevant juste le « Mein Gott » (« mon Dieu »), je croyais entendre les déchirements de l'âme de mon cher héros...

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Le texte :
Erbarme dich, mein Gott,
Um meiner Zähren Willen !
Shaue hier, Herz und Auge
Weint vor dir bitterlich.
Erbarme dich, mein Gott !
 
Aie pitié, mon Dieu,
à la vue de mes larmes !
Vois, mon cœur et mes yeux
pleurent devant toi amèrement.
Aie pitié, mon Dieu !
 
Le texte entier de La Passion selon saint Matthieu en allemand avec la traduction française :

Et pour écouter « Erbarme dich », il existe de nombreuses vidéos sur Youtube, dont plusieurs avec un alto homme (mais pas le célèbre Philippe Jaroussky tant apprécié de plusieurs des lecteurs de ce blog!!!) qui sont très impressionnantes. Toutefois, la version que j'ai préférée est interprétée par une femme : l'expression de son visage est aussi sublime que son chant ! Pour ces six minutes d'extase, allez voir ici :

Bonnes larmes !

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lundi 30 mars 2015

Mon dragon d'amour


Je poursuis encore avec un article sur sainte Marguerite. Vous aurez remarqué lors des précédents articles le lien très fort qui unit sainte Marguerite et le dragon. Pourrait-on aller jusqu'à parler d'amour ou de sexualité dans cette histoire ? C'est indéniable.
D'abord, parce que ce couple représente la confrontation du principe masculin et du principe féminin. L'on touche déjà là au premier point intéressant de la question : car, de Marguerite et du dragon, qui représente le principe féminin et qui représente le principe masculin ? Contrairement à ce qu'on pourrait croire, ce n'est pas si évident.
Bien sûr, on pense tout de suite au masculin pour le dragon, le monstre qui s'attaque à une jeune vierge, qui la « mange » (un récit de Wace (XIIe s.) sur sainte Marguerite raconte même explicitement que – sous sa forme non de dragon, mais de démon – il a tenté de la violer). Mais le dragon représente aussi par d'autres aspects le principe féminin, car c'est lui qui, comme la femme, saigne (voir l'avant-dernier article), lui qui, comme la femme, porte dans son ventre (voir le dernier article). D'autre part, si la dévoration représente l'acte sexuel, il faudrait regarder de plus près certaines enluminures où, loin d'être une victime attaquée violemment, Marguerite semble se jeter volontairement, « pénétrer » dans la gueule ouverte du dragon.
 
Oxford, Bodleian Library, Ms Douce 41, f.21r
 Pages illustrées du manuscrit consultables en ligne : http://bodley30.bodley.ox.ac.uk:8180/luna/servlet/view/all/what/MS.+Douce+41
Livre de la passion de sainte Marguerite la Vierge, avec la vie de sainte Agnès, et des prières à Jésus-Christ et la Vierge Marie.
Florence, Bibliothèque Riccardiana, Ms Ricc. 453, f.13v
 Entièrement consultable en ligne : http://www.wdl.org/fr/item/10648/

Cette remarque nous amène au deuxième point : l'amour suggéré par certains artistes entre Marguerite et le dragon. Nous venons de voir que Marguerite pouvait être représentée comme une « victime consentante ». Si l'on observe à présent les enluminures, beaucoup plus nombreuses, qui représentent Marguerite au moment où elle sort du corps du dragon, on est frappé de constater que dans un grand nombre d'entre elles, la jeune fille et le dragon se regardent doucement, la tête légèrement penchée l'un vers l'autre, avec tendresse, avec la complicité d'une aventure intime vécue ensemble.
Livre d'Heures, « Heures de Llangattock », Flandres, vers 1450 (Willem Vrelant)
Los Angeles, Paul Getty Museum, Ms Ludwig IX 7, f. 23v

Livre de prières de Charles le Téméraire, 1469 (Lieven van Lathem)
Los Angeles, Paul Getty Museum, Ms 37, f.49v

 Livre d'Heures, XVe s.
Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, Codex Vindobonensis Palatinus 1926, f. 26v

 Livre d'Heures à l'usage d'Amiens, 1er quart du XVIe s.
Abbeville, BM, Impr FA 16 in 8 281, f.105v

Cette richesse de suggestion des enluminures disparaît dans les peintures sur tableaux. Le thème de Marguerite ne fait alors plus l'objet en soi d'une représentation picturale : sainte Marguerite voisine avec d'autres saintes (notamment Catherine) et saints dans une représentation plus large, par exemple une Vierge à l'Enfant. Les saints ne sont alors là que pour le décor et un gros dragon ferait tache ! C'est pourquoi Marguerite est alors fréquemment représentée avec un tout petit dragon en laisse, semblable à ces petits chiens de compagnie avec lequel les dames de la fin du Moyen Age aimaient déjà s'afficher. Notre parallélisme avec une histoire de couple ne trouve alors plus guère d'écho... à moins qu'il faille y voir le principe masculin et agressif du dragon réduit à n'être plus qu'un « homme objet » entre les mains de la femme puissante et sage qu'est Marguerite ?

Bartholomaüs Zeitblom, Sainte Barbe, sainte Marguerite, sainte Anne, sainte Dorothée et sainte Marie Madeleine, vers 1511 (Allemagne, Augsbourg, Bayerische Staatsgemäldesammlungen, Staatsgalerie in der Katharinenkirche)
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 Artiste inconnu, Mariage de sainte Catherine, vers 1500, Magyar Nemzeti Galéria, Budapest
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Sainte Catherine d'Alexandrie, sainte Marie Madeleine et sainte Marguerite d'Antioche. autel de  Trebon, Tchéquie,1380

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