dimanche 7 juin 2015

Les trois rois mages : de la Mésopotamie à Cologne



L'un des premiers articles de ce blog était consacré aux origines de la légende des trois rois mages.
Cette histoire m'intéressait alors car elle touchait à l'une de mes passions : les histoires mésopotamiennes déformées par les Grecs, et l'héritage culturel qui nous est transmis encore aujourd'hui de ces histoires métissées. Je m'étais alors arrêtée à la Bible. Aujourd'hui, c'est la suite de cette histoire qui m'intéresse, car les trois rois mages sont intimement mêlés à l'histoire de la ville de Cologne qui, comme je l'ai déjà signalé dans les articles de ces derniers mois, est le décor principal et presque un personnage du roman que je suis en train d'écrire.
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Chaldéens de Mésopotamie et mages mazdéens de Perse
Pour mémoire, il y a au départ les Chaldéens, qui sont des prêtres astronomes astrologues babyloniens (dont certains étaient originaires de la Chaldée, région du sud de la Babylonie, mais le nom désignant d'abord le peuple désigne ensuite la fonction). Il y a d'un autre côté les Mages, caste de prêtres appartenant à l’antique religion de la Perse : le Mazdéisme, qui ont sans doute adhéré à la réforme de cette religion faite par Zoroastre (Zarathoustra) au VIe s. av. JC. Quand les Grecs, suivant Alexandre, sont arrivés en Mésopotamie, celle-ci était sous domination de l'Empire perse : les Grecs ont donc tout mélangé et ont appelé « mages chaldéen » toute personne originaire du Moyen Orient et ayant quelque connaissance supposée ou réelle en astronomie ou en astrologie.
Astrologues et étoile
Prédire la naissance d'un roi grâce à l'apparition d'une étoile était tout à fait du ressort des Chaldéens (les vrais), qui faisaient de l'astrologie à l'échelle des États, pas des individus. On comprend donc que l’Évangile de Matthieu (II, 1 à 12) parle de « mages d'orient » avertis par une étoile de la naissance du roi des Juifs, c'est-à-dire Jésus.
Le chiffre trois
Le chiffre de trois apparaît dans des traditions plus tardives. Perdrizet, dans l'article cité dans ma première page sur le sujet (cf. lien ci-dessus) y voyait peut-être une allusion aux trois grandes écoles d’astrologie chaldéennes, Babylone, Borsippa et Ourouk. Pourquoi pas, mais ce chiffre peut s'expliquer plus simplement, peut-être par déduction des trois présents cités dans l’Évangile de Matthieu (or, encens, myrrhe), ou plus simplement encore par l'importance symbolique du chiffre trois dans de nombreuses cultures, et tout particulièrement dans le Christianisme, avec la Trinité.
Les rois
Nous avons donc là les « mages », le nombre de « trois ». Reste leur appellation de « rois » dans des sources plus tardives (je n'ai pas encore trouvé lesquelles). Il semble que ce terme de « rois » leur ait été appliqué, car on croyait reconnaître dans leur histoire l'accomplissement d'une prophétie de l'Ancien Testament : « Les rois de Tarsis et des îles paieront des tributs, les rois de Séba et de Saba offriront des présents » (Psaumes, 72, 10) ou « Ils viendront tous de Séba ; ils porteront de l’or et de l’encens » (Isaïe, 60, 6). D'autre part, Jésus lui-même, après l'Adoration, aurait certifié le titre de rois des trois mages (là non plus, je n'ai pas encore trouvé la source).
Les noms
Voilà donc pour les « trois rois mages ». On les désigne aussi parfois sous des noms propres : Gaspard, Melchior et Balthazar. Ces noms apparurent pour la première fois dans un évangile apocryphe du VIe s. ap. JC, dont je n'ai pas non plus la référence.
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C'est à partir du XIe s., à Milan, qu'apparaissent des textes qui racontent la suite de l'histoire, c'est-à-dire ce qu'ils ont fait après ce qui était jusque là le seul épisode connu de leur vie (la visite à l'Enfant Jésus et son Adoration), où ils sont morts, et surtout ce que sont devenus leurs reliques.
Les rois mages après l'Adoration
D’après cette tradition milanaise (dont je n'ai pas non plus la source), les rois mages auraient été baptisés par saint Thomas, puis seraient devenus prédicateurs de l’Évangile. Ils seraient allés mourir à Saba, au Yémen (sud de l'Arabie, et par ailleurs patrie de Bilkis, la fameuse « reine de Saba » amie de Salomon!). C'est là que sainte Hélène (fin du IIIe s. ap. JC, mère de l'empereur Constantin) aurait retrouvé leurs dépouilles et les aurait rapportées à Constantinople (ou, selon une autre version, elle les aurait rapportées de Jérusalem, avec la vraie croix et d'autres reliques importantes). Enfin, en 343 ap. JC, l'évêque de Milan, saint Eustorge, les auraient reçues en cadeau de l'empereur Constantin et transférées dans sa ville de Milan. De fait il existe bien à Milan une Basilique Sant’Eustorgio, que l'on dit avoir été fait bâtir par cet évêque pour abriter ces précieuses reliques.
Découverte des reliques à Milan et transfert à Cologne
Or, environ un siècle après l'émergence de cette tradition dans la région de Milan, se produit un événement qui va bouleverser la légende en la faisant entrer dans la réalité. En 1162, lors du siège de Milan par l'Empereur (du Saint Empire Romain Germanique) Frédéric II Barberousse, les Milanais rasent pour des raisons stratégiques un antique monastère des faubourgs de Milan, probablement non loin de la basilique Sant'Eustorgio, et y découvrent des ossements. Il va de soi qu'étant donné les histoires qui circulaient dans la région, ces ossements ont immédiatement été identifiés comme les reliques des trois rois mages. L'Empereur en prend évidemment possession et en fait don à son chancelier Rainald von Dassel, qui se trouvait être l'archevêque de Cologne. Les reliques sont donc transférées à Cologne en 1164, et c'est à cette occasion que Rainald von Dassel ordonne la construction, pour leur servir d'écrin, de la désormais célèbre cathédrale de Cologne.
La châsse des rois mages et le camée d'Agrippine
Dans la cathédrale, les reliques des trois rois mages sont conservées (avec d'ailleurs les reliques d'autres saints) dans une splendide et monumentale châsse en or. Cette châsse et toute son iconographie, avec une symbolique à plusieurs niveaux, mériterait un article à elle seule. Ce qui m'intéresse, car c'est encore un croisement de mes centres d'intérêt, c'est que sur les parois extérieures de cette châsse sont enchâssés (c'est le cas de le dire!) plusieurs objets antiques, dont un camée d'agate de 54-59 ap. JC représentant... Agrippine et Néron ! L'orfèvre qui a choisi ce camée était-il au courant du rôle d'Agrippine dans la fondation de la ville ? (cf. mes articles : http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/01/neron-et-agrippine-au-bord-du-rhin-12.html et http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/02/neron-et-agrippine-au-bord-du-rhin-22.html) Probablement, car au Moyen Age, la ville continuait d'être appelée de son nom latin « Colonia Claudia Ara Agrippinensis ». Mais il est frappant de retrouver sur le même objet l'histoire des rois mages et celle d'Agrippine, qui somme toute sont contemporains et auraient pu se rencontrer, et qui sont, les uns comme l'autre, des héros locaux de Cologne !
Un signe de pouvoir
Si l'on revient à la Cologne du XIIe s. et au Saint Empire Romain Germanique, la possession de ces reliques par l'Empereur (ou l'un de ses représentants l'archevêque de Cologne) avait une portée énorme. Comme je l'ai évoqué plus haut, Jésus lui-même, après l'Adoration, aurait certifié le titre de rois des trois mages. La possession de leurs reliques légitimait donc la souveraineté chrétienne de leur possesseur.
Mode des rois mages à Cologne
D’autre part, indépendamment de ces fortes implications politiques, les rois mages deviennent très vite (dès les années qui suivent 1164) très populaires et à la mode à Cologne. On les appelle parfois au Moyen Age « Les trois rois de Cologne », ou même simplement « Les trois rois ». On observe durant tout le Moyen Age et la Renaissance, et même jusqu'au XIXe s., une forte présence des prénoms « Kaspar », « Melchior », « Balthazar » à Cologne et dans la région. Enfin, ils sont toujours présents dans les trois couronnes représentées en or sur fond de gueules (rouge) au chef du blason de Cologne.
Mode des rois mages dans le reste de l'Empire et même au-delà
Cette mode se propage vite au-delà des murs de Cologne, dans le reste de l'Empire, et même au-delà. Des classifications voient le jour (variables et interchangeables selon les versions), concernant les âges des trois rois (15, 30, 60 ans) et leurs origines (Asie, Afrique, Europe). On se met même à leur attribuer des armoiries. Le premier à le faire est le héraut Gelre, dans son célèbre Armorial, publié à la fin du XIVe s., dans la région... de Cologne, bien sûr !
Tout est prêt pour que la peinture s'empare du motif. Les deux peintres les plus célèbres de Cologne, bien sûr : Stefan Lochner dans l'une de ses œuvres les plus célèbres, le Retable des saints patrons de Cologne (1445), aujourd'hui exposé dans la cathédrale, à quelques mètres de la châsse ! Et mon cher Barthel Bruyn (auteur par ailleurs du tableau à l'origine de mon roman!) dans plusieurs tableaux, dont un de 1525. Dürer et Cranach, pas Colonais, mais bien habitants de l'Empire, s'y sont aussi essayés. Vous constaterez que ces tableaux représentant l'Adoration des rois mages, très fréquents dans le Saint Empire Romain Germanique, se font beaucoup plus rares dans les autres régions de l'Europe chrétienne. Ce n'est pas un hasard. Dans la peinture aussi, derrière la signification chrétienne, il fallait voir le symbole politique (on peut sans doute aller jusqu'au terme de « propagande ») du pouvoir chrétien légitime de cet Empire qui se voulait « Saint » et « Romain » (c'est-à-dire en lien avec le centre de la chrétienté) autant que « Germanique ».

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Ajout le 15.07.2017
Si l'histoire de la récupération politique des rois mages au Moyen Âge vous intéresse, vous tirerez profit de cette interview d'une demi-heure, sur la radio en ligne "Fréquence médiévale", de Doina Elena Craciun, qui a soutenu une thèse consacrée aux usages politiques de l’image des rois mages au Moyen Âge à l’EHESS.
 http://www.him-mag.com/frequence-medievale-les-rois-mages-une-legende-medievale/

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