vendredi 23 décembre 2016

Du sang du dragon au sang de Marguerite


J'ai déjà écrit il y a presque deux ans un article sur le sang du dragon, où j'évoquais notamment le sang du dragon de Marguerite dans les enluminures qui les représentent. Je vous invite à le relire en guise d'introduction : http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/02/sang-de-dragon.html. Depuis février 2015, j'ai progressé dans ma recherche et approfondi certains points, notamment celui-ci, passionnant, du sang du dragon. J'y reviens donc avec de nouvelles révélations !
Avant tout, rappelons que le sang de dragon est un produit bien connu au Moyen Âge. On en fait mention dans de nombreuses recettes qui évoquent ses multiples propriétés : arrêt des hémorragies, remède contre la stérilité, resserrement de la vulve d'une prétendue vierge. Le produit réel vendu par les apothicaires était vraisemblablement issu de végétaux ou de minéraux, de couleur rouge bien sûr ! 
  Photographie que j'ai prise cet été au Musée de l'Apothicairerie à Heidelberg, en Allemagne

Par rapport aux enluminures représentant Marguerite émergeant du dragon, on constate que le sang du dragon est très daté. Il n'apparaît qu'à la fin du XIVe siècle, et se développe ensuite tout au long du XVe siècle et un petit peu au début du XVIe siècle (qui marque de toute façon la fin progressive de la production de manuscrits et d'enluminures à grande échelle en Europe occidentale). Quand on cherche l'origine de cette apparition du sang, on est frappé d'une concordance chronologique, et qui n'est pas anodine, puisqu'il s'agit du sang du Christ ! Émile Mâle (dans L'Art religieux de la fin du Moyen Âge en France. Étude sur l'iconographie du Moyen Âge et sur ses sources d'inspiration, Paris, Armand Colin, 1995 (1e éd. 1908), p. 108) rappelle que « c'est au XIVe et au XVe siècles que le sang divin ruisselle. » : il évoque d'abord les visions d'auteurs mystiques de cette époque qui voyaient le sang divin couler comme un fleuve ou Jésus couvert de sang, puis revient à l'iconographie avec le sang coulant des plaies de Jésus.
La fascination de cette époque pour le sang coulant d'une blessure est sans doute à mettre en relation avec les nombreux « fléaux » qui s'abattirent sur l'Europe du XIVe siècle : famines au début ou au milieu du siècle, suivies de la fameuse grande peste qui apparaît pour la première fois en Europe en 1348 et dont les soubresauts se feront sentir encore plusieurs siècles après, sans parler de nombreuses crises économiques et de guerres. Cela suffirait déjà à expliquer l'attirance pour les représentations de créatures effrayantes, de la douleur et du sang ; mais le sang coulant de blessures est aussi devenu directement visible sur la place publique avec les déambulation des flagellants, dont le mouvement a pris des proportions considérables en 1349. Il s'agissait de mouvements fanatiques dont les membres se flagellaient en public avec des lanières hérissées de pointes métalliques, pour se mortifier, en mémoire de la Passion du Christ. Tous ces éléments expliquent l'apparition de ce sang coulant de la plaie du dragon dans les enluminures. Son sang peut être celui des douleurs et des cruautés de l'époque ; il peut plus précisément représenter celui du Christ par le transfert de Marguerite, figure christique, à son propre bourreau qu'est le dragon.
Transfert... ou pas ? En effet, dans deux enluminures de la fin du XIVe siècle, du sang apparaît également sur le pan de la robe de Marguerite qui dépasse de la gueule du dragon ou coulant comme de la bave de la gueule du dragon.
 Toulouse, BM, 1272, f. 1r

Vesoul, BM, 27, f. 143v

D'où vient donc ce sang ? Il n'y a aucune raison pour que le dragon perde du sang par la gueule. Ce ne peut donc être que le sang de Marguerite elle-même ; mais le sang de Marguerite au moment où elle pénétrait dans la gueule du dragon, car lorsqu'elle en émerge, sur ces deux enluminures comme sur toutes les autres, la propreté et la netteté de sa robe témoignent du miracle de sa pureté. Pas une seule tache de sang, ni du sien, ni de celui du dragon !


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Suite à cet article de blog, j'avais écrit en 2018 un article dans le magazine Mythologie(s), beaucoup plus long que celui-ci et qui traite le sujet en détail.

Vous pouvez accéder à la version auteur de cet article en le téléchargeant depuis cette page : 

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03310663v1


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mardi 8 novembre 2016

Croisements de regards en eaux poissonneuses


En feuilletant d'anciens articles de ce blog, j'ai retrouvé un article complètement oublié d'il y a sept ans dans lequel j'évoquais, comme dans le dernier article, le motif de la femme au bain surprise par un homme. Il s'agissait d'un poème de La Fontaine qui, lui, prenait le contre-pied de ce célèbre motif, puisqu'il s'agissait au contraire d'un homme surpris au bain par une femme !
Mais ce qui est amusant, c'est que ce poème se concluait... sur une histoire de poisson ! Un poisson qu'il était question de voir sans le consommer, et qui évoquait une toute autre gourmandise...

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Pour mémoire, l'article sur le jeune homme surpris au bain dans le poème de La Fontaine :
à comparer avec l'article sur le voyeurisme et les femmes-poissons :

Bonnes lectures et bon appétit !

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samedi 22 octobre 2016

Voyeurisme et femme-poisson (Stoskopff, épisode 5)


Je poursuis ma série d'articles sur les tableaux de Stoskopff, encore avec un poisson, une carpe, comme dans l'épisode 3, mais vivante cette fois.

Nature morte au réchaud, aux piverts et au baquet, 54,5 x 73. Bâle, Kunstmuseum, vers 1630-1640.

Sur une table en bois dont on ne voit pas les extrémités, face à un fond noir (toujours la même table, toujours le même fond) sont posés trois objets.
A gauche, un artichaut exalte discrètement mais sûrement sa perfection géométrique, qu'il révèle en s'ouvrant doucement au terme d'une lente cuisson au-dessus d'un réchaud rempli de braises rouges.
Puis, deux piverts morts, arborant les mêmes couleurs que le réchaud et l'artichaut : gris chaud tirant sur le vert, rouge sombre et éclats de blanc lumineux. Le premier pivert semble endormi, tandis que le second se donne visiblement en sacrifice, montrant au spectateur les plumes plus douces et blanches de sa gorge offerte et laissant sa tête dépasser juste au niveau de l'arête de la table, attendant le couperet qui viendrait la trancher.
Mais notre œil est irrésistiblement attiré par l'énorme figure claire qui occupe les deux tiers de la composition. Un baquet de bois blanc, clair, propre, sans tache, directement sorti de l'atelier du tonnelier, dépasse assez largement de la table, sans susciter pourtant d'impression de déséquilibre, car il s'impose dans le tableau, comme doué d'une force propre. L'eau contenue dans le baquet est pure, propre, transparente. On ne la distinguerait presque pas de l'air si le peintre n'y avait marqué l'ombre du côté opposé du baquet, ainsi que deux fins, presque imperceptibles liserés blancs, reflets de la lumière d'une fenêtre invisible dans le tableau. C'est là que repose une carpe vivante.
Tout ce qui précède, le fond noir, la table droite, l'artichaut cuisant, les piverts morts, le baquet neuf, et l'eau limpide, tout cela n'est qu'un écrin pour cette carpe. Longue, bien en chair, mais gracieuse et souple, elle flotte, indolente, donnant paresseusement quelques coups de ses nageoires ouvertes pour tourner dans cette prison lumineuse. Ses écailles, rendues avec minutie, épousent la rondeur de son corps en un dégradé : sombre sur le dessus, il atteint à l'approche du ventre une telle brillance que l'on croirait à une source de lumière au fond du baquet. A son œil noir ovale semble répondre un autre ovale noir, celui de la poignée de droite du baquet. Un œil aussi ? J'y viens...
Cette carpe si sensuelle qui s'offre à la vue du spectateur dans ce baquet rempli d'eau n'est pas sans évoquer un corps féminin. Nous l'avions déjà vu avec la carpe de l'épisode 3, même si celle-là était morte. Mais cette fois-ci, ce n'est pas seulement un corps féminin que m'évoque la carpe, mais aussi un motif célèbre, dont la peinture (d'un tout autre genre que celle de Stoskopff) se délecte, celle de la femme surprise au bain. L'interdit (le « tabou », pourrait-on dire) qui pèse sur la vision de la femme nue au bain par un homme est un motif ancestral : on le retrouve, je pense, dans les rituels et les légendes de presque toutes les civilisations. Je me limiterai à quatre exemples, les plus fréquents dans l'art de l'Europe occidentale du Moyen Âge et des débuts de l'époque moderne, et que Stoskopff – évidemment – n'ignorait pas.

  • Dans la mythologie gréco-romaine, Actéon, pour avoir vu la déesse Artémis (Diane) se baignant nue, est aussitôt mis à mort, transformé en cerf et dévoré par ses propres chiens.

  • Dans la Bible (Ancien Testament), David surprend Bethsabée nue au bain : ce n'est pas le voyeur qui subit le châtiment, mais celui-ci est reporté sur le mari de Bethsabée, envoyé au combat pour y mourir et pour que David puisse épouser sa femme.

  • Encore dans la Bible (Ancien Testament), deux vieillards, qui ont espionné la jeune Suzanne nue au bain et l'ont accusée d'adultère pour se venger de sa froideur, sont confondus par Daniel et condamnés à mort.

  • Enfin, trois célèbres romans du Moyen Âge, des XIVe et XVe s., les deux premiers en français et le troisième en allemand, racontent l'histoire de la fée Mélusine : son époux le comte de Lusignan l'espionne par un trou de la porte tandis qu'elle prend son bain nue, et il découvre ce qu'il était interdit de voir et de savoir : le bas de son corps est en forme de dragon, de serpent, de poisson (variantes de la même monstruosité) ; la fée quitte son mari, retire sa protection sur le pays et jette sa malédiction sur toute la descendance des Lusignan.

Diane et Actéon, peints par Giuseppe Cesari, 1602-1603

Bethsabée au bain, peinte par Jean Bourdichon dans les Heures de Louis XII, vers 1498-1502

A propos, retenez bien ce nom de Jean Bourdichon : c'est une autre de mes découvertes récentes, et je vous en parlerai bientôt !

Suzanne et les vieillards, peints par Tintoret, 1555

Mélusine surprise par le comte de Lusignan, peints dans un manuscrit du Roman de Mélusine de Couldrette, BNF Fr 24383, XVe s.

Alors, que pensez-vous de la ressemblance ? Ne trouvez-vous pas comme moi que cette carpe est une femme au bain ? Regardez bien la dernière image : la cuve dans laquelle se baigne Mélusine ne ressemble-t-elle pas étrangement au baquet de notre tableau ? J'aurais même pu vous montrer une autre illustration où Mélusine se baigne dans une cuve comportant deux anses façonnées exactement de la même manière que celles du baquet. Et, de la femme à moitié dragon à la femme entièrement poisson, il n'y a qu'un pas ! Elles ont la même queue couvertes d'écailles en dégradé...
Mais, me direz-vous, il manque le voyeur ! C'est ce que vous croyez... Moi, je compte de nombreux voyeurs...
D'abord, les piverts. Eh oui, que sont ces piverts (ou ce poulet, dans une variante de ce tableau), si ce n'est des voyeurs punis d'avoir transgressé l'interdit ? Pour Actéon, j'ai choisi un tableau où le voyeur est en cours de transformation ; mais certains peintres ont choisi de le représenter encore homme entier ou déjà cerf entier. Pourquoi les piverts ne seraient-ils pas le résultat de l'infortunée métamorphose suivie de mort de deux voyeurs venus ensemble (comme les deux vieillards de Suzanne) contempler la carpe-femme nue ?
Ensuite, cet œil, que j'ai laissé tout à l'heure en suspens ; cet œil formé par le trou rond de l'anse creusé dans le bois, ne vous rappelle-t-il pas un autre trou ? Le trou dans la porte en bois de Mélusine, eh oui ! Pourtant on ne voit rien derrière le baquet, on ne voit pas le voyeur coller son œil au trou ou, si ce trou est lui-même son œil, on ne voit que l’œil de ce voyeur. Il est invisible, en effet, mais il est là, tapi dans l'obscurité épaisse du fond noir de Stoskopff. Et c'est sans doute lui, le peintre lui-même, qui se cache derrière cet œil.
Enfin, le dernier voyeur... c'est nous, bien sûr ! Nous qui sommes le voyeur principal dans les tableaux ci-dessus représentant les femmes au bain, où, tandis que David ne voit Bethsabée que de loin et de dos, que les vieillards se contorsionnent derrière une haie malgré leurs rhumatismes pour apercevoir un orteil de Suzanne, que le comte de Lusignan ne voit la scène que d'un petit trou, le peintre nous offre à nous une vision large et sous le meilleur angle de l'objet de leur concupiscence ! Je me prends à rêver que Stoskopff fait de même, et que c'est à dessein qu'il nous offre cette vue plongeante sur la belle carpe-femme, qu'il avance le baquet au-delà du bord de la table, qu'il l'éclaire comme par un projecteur : tout cela est pour nous !
Cadeau offert sans contre-partie ? Non, car nous sommes nous-mêmes observés, à la fois par l’œil de la carpe, objet de notre vue, et par l’œil du peintre (à travers le trou), dans un jeu étourdissant de miroirs qui finit par nous mettre mal à l'aise, et par nous faire baisser le regard, enfin ! Le peintre a gagné, à ce jeu-là !


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vendredi 23 septembre 2016

Duel de poissons (Stoskopff, épisode 4)


Je poursuis ma série d'articles sur les tableaux de Stoskopff, avec un tableau tout à fait étrange, qui ne ressemble à rien dans l'art de la peinture ! 

Trompe-l’œil aux poissons, 65 x 36. Vienne, Kunsthistorisches Museum, vers 1650-57.

Un saumon et une tanche sont représentés verticalement, dos à dos, sur un fond noir. Et c'est tout. Cette fois-ci, pas de table, pas de baquet en bois dans lequel flotterait le poisson (comme dans d'autres tableaux), pas de plat où il reposerait, pas même une de ces mystérieuses boîtes en copeaux ; pas non plus de mur, pas de reflet d'une fenêtre, pas de ficelle ou de crochet même si les poissons semblent bien suspendus. Absolument aucun repère spatial ou contextuel. On est dans un non-lieu. Cette absence de décor associée à la précision extrême et au réalisme de la représentation évoque le style de la planche naturaliste qui commençait à être à la mode au XVIIe s. Mais contrairement à celle-ci, il n'y a pas de légende ou de texte explicatif. Quant au fond, blanc sur celle-là, il est noir ici, accentuant le mystère, suggérant une ombre, faisant d'autant plus ressortir les lumineux poissons qui semblent jaillir de ce trou noir, d'où d'ailleurs le titre de « trompe-l’œil ».
Mais c'est bien plus qu'un trompe-l’œil. C'est une image qui brouille tous les repères. Les ombres des nageoires sur le corps de la tanche semblent des trous. Le spectateur est fasciné en premier lieu par ces taches, ces contrastes tranchés sur le corps de la tanche, plus doux sur celui du saumon, par les ombres, les lumières, les couleurs, les formes, la disposition. Le tableau confine à l'abstraction. Je sais bien que la notion même d'art abstrait n'avait aucun sens pour un artiste du XVIIe s., mais je trouve intéressant de s'y référer comme piste de réflexion : Stoskopff n'aurait eu qu'à supprimer quelques zones de son tableau pour en faire un tableau abstrait, or rares sont les tableaux antérieurs au XXe s. dans ce cas.
Là où Stoskopff déploie tout son génie, c'est que les seuls éléments vraiment figuratifs, bien que très limités, sont également d'une grand force symbolique. Deux êtres vivants dos à dos se regardent et se jaugent en un duel sans pitié. Des jumeaux, des alter ego, aux deux corps semblables, comme en miroir, et pourtant si différents par la couleur et la texture apparente. Le saumon, vainqueur brillant et étincelant de ce duel, plus grand, est légèrement en avant, teintant d'ombre le dos de la tanche, dont la queue est noyée dans l'ombre et dont les larges taches rouges évoquent le sang versé du vaincu. Pourtant, vainqueur et vaincu sont bel et bien morts ou agonisants, suspendus dérisoirement à un crochet invisible : leur sort est désormais lié, comme semblent l'indiquer leurs yeux noirs parfaitement identiques et alignés.
Le spectateur bascule alors dans une autre image : ces deux yeux identiques et alignés pourraient être ceux d'un même être, un monstrueux hybride, dont l'ouïe de l'un ou de l'autre formerait le rictus effrayant et ridicule.
Et moi, spectateur, qui suis-je, qui regarde ce tableau ? Alter ego du peintre qui l'a peint pour moi, pour que je le regarde ? Suis-je aussi un poisson qui tourne le dos au dos de l'artiste ? Suis-je le reflet que me renvoie le miroir de ce tableau, qui me dit que ce couple de poissons est un miroir de nous, humains ? Nous dont les rapports conflictuels finissent toujours par la défaite des deux ennemis, qui ne comprennent que trop tard à quel point ils sont semblables dans leurs différences, à quel point à eux deux ils forment un même être ? Un être d'ombre et de lumière, dont les plaies sanglantes et les écailles scintillantes doivent s'unir pour donner naissance à la beauté.
Oui, finalement, c'est aussi et surtout cela, ce tableau. Des poissons dégoûtants, des cadavres, des conflits... et pourtant, ce qui en sort, c'est la beauté par excellence, la beauté pure et abstraite. Et le magicien à l'origine de cette transformation, c'est l'artiste.
Tout est dit dans ce tableau sublime et unique, tableau de la fin de la vie de Stoskopff, dont j'aime à croire qu'il ait été son dernier, une sorte de testament...

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jeudi 1 septembre 2016

Assoiffé de quoi ? (Stoskopff, épisode 3)


Je poursuis ma série d'articles sur les tableaux de Stoskopff, avec un tableau qui réunit plusieurs des thèmes évoqués dans les précédents.

Nature morte à la carpe sur une boîte de copeaux, 44,5 x 62,5. Clamecy, Musée d'Art et d'Histoire Romain Rolland, 1635-40.

Contrairement aux deux tableaux précédents, la table n'est pas indiquée que par une ou deux lignes horizontales, mais une ligne diagonale esquisse une vision en perspective qui donne une dynamique à la représentation.
Sur cette table, la même boîte en copeaux que dans les tableaux précédents et, comme dans le premier, parfaitement close, l'ouverture semblant condamnée par le poids de l'objet posé dessus.
Cet objet est cette fois une assiette creuse, dans laquelle repose lourdement une carpe morte qui semble pourtant vivante, vivante par ses écailles fraîches et scintillantes qui captent des éclats de lumière si chers à Stoskopff, vivante par l'élasticité de sa chair qui se laisse voir sous les écailles, vivante par son œil brillant et noir, vivante enfin et surtout par sa bouche ouverte en un trou rond avide et assoiffé ; assoiffé d'eau et de vie pour ce poisson agonisant, premier degré de lecture.
Mais vers quoi tend cette bouche désirante ? Non vers l'eau, mais vers le feu. Vers le feu de cette bougie suspendue au mur, dont la mèche encore claire et fumante indique qu'on vient de l'éteindre. Instant fixé de la peinture, que Stoskopff aime ainsi à signaler par de si imperceptibles détails (dans un autre tableau, c'est une couronne de minuscules bulles dans le liquide d'un flacon qui indique que celui-ci vient d'être manipulé). De cette bougie encore chaude coulent des larmes de cire qui semblent vouloir descendre vers la bouche ouverte du poisson pour étancher sa soif. On pourra trouver très féminine cette bouche ouverte et sombre de la carpe qui s'offre au regard du spectateur, sensuellement étendue comme un corps de femme à l'abandon ; et très masculine cette bougie douce et dure comme une chair d'homme qui semble se tendre en un arrondi gonflé et dont le feu a été assez brûlant pour faire jaillir ces gouttes qui, à l'extrémité, coulent de désir vers la bouche avide.
Reste comme toujours le mystère du contenu de la boîte en copeaux. Mais aussi celui des oranges. En effet, ce tableau appartient à une série d'une dizaine, certains signés du maître, d'autres apparemment de peintres de son entourage. Tous représentent exactement la même scène : la table, la boîte en copeaux, l'assiette avec la carpe, la bougie accrochée au mur. Mais, seul de tous, celui exposé à Clamecy comporte deux différences : absence d'un pichet à droite du tableau, présence de deux oranges à gauche. Ces oranges sont évidemment à rapprocher des citrons si fréquents dans les tableaux de Stoskopff. Les deux agrumes étaient utilisés à cette époque comme condiment en accompagnement de viandes ou de poissons. Il s'agissait d'oranges amères. Comme dans d'autres tableaux avec des citrons coupés ou en tranches, Stoskopff a soigné la brillance et la luminosité de l'orange coupée, qui fait exactement face à la source de lumière, et semble presque irradier elle-même, tel un petit soleil. A côté de la scène sombre et mortifère de la carpe agonisante et de la bougie s'éteignant, l'orange apporte la lumière de la vie et de l'espoir ; à côté de leur expression de soif et de désir, elle apporte un jus frais et doré. Qu'est cette vie, cette lumière, cet espoir, ce liquide bienfaisant qui étanchera les assoiffés ? Dieu ? L'amour ? Toutes les interprétations sont possibles, encore une fois, et c'est au spectateur d'y traduire ses propres rêves et fantasmes...

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jeudi 21 juillet 2016

A cache-cache au creux des coquillages (Stoskopff, épisode 2)


Je poursuis ma série d'articles sur les tableaux de Stoskopff avec mon préféré.

Huile sur toile, 47 x 59,5. New York, Metropolitan Museum of Art

La totalité de la moitié supérieure du tableau est entièrement noire. Entre cette masse noire et la large bande noire du bord de la table, en bas du tableau, la planche de la table se détache à peine en brun foncé. Sur ce fond sombre, ne sont donnés à voir au spectateur que trois objets. A droite, occupant les deux tiers de la largeur, une boîte en copeaux de forme ovale, parfaitement semblable aux nombreuses autres présentes dans les tableaux de Stoskopff, mais – fait presque unique dans son œuvre – elle est entrouverte, et non fermée. A gauche, occupant le tiers de la largeur, deux coquillages, un nautile et une porcelaine.
Le contenu de la boîte en copeaux garde son mystère. L'objet jaune est clairement une tranche de citron (oui, encore le citron!) ; sa brillance m'a d'abord fait penser qu'il s'agissait d'une tranche de citron confit, mais d'autres citrons coupés de Stoskopff sont représentés avec une telle brillance ; d'un autre côté, la confiserie joue un rôle dans la vie de Stoskopff (Daniel Soreau, son vieux maître, un incroyable homme à tout faire, ancien marchand de laine, qui, outre la peinture, lui a enseigné l'architecture, le luth, et les jeux de balle, possédait aussi un atelier de confiserie), et il semblerait plus logique de conserver une tranche de fruit confit plutôt que frais dans une boîte en copeaux. Sous la tranche de citron, une texture écaillée d'un gris luisant pourrait appartenir, soit à un poisson (logique avec la tranche de citron, mais là encore, drôle d'endroit pour conserver un poisson frais!), soit à un autre coquillage. Le plus intriguant reste les objets derrière la tranche de citron (peut-être répétés de façon plus floue dans la partie plus à droite, où la fente se referme) : très nettement représentés et pourtant difficilement identifiables, il semble qu'il s'agisse de petits cubes aux bords légèrement arrondis, et brillants ; je pencherais là aussi pour des confiseries ; caramels ? pâtes de coing ?
La fascination du spectateur face à ce tableau oscille entre ce mystère du contenu d'une boîte qui se laisse enfin voir sans pour autant se laisser saisir, et le vertige qui nous prend dès que nous laissons notre œil glisser sur la surface lisse et nacrée du nautile : spirale de l'objet, multipliée par les différentes spirales de sa représentation frontale, il nous invite à pénétrer dans un monde infini. Un monde de courbes douces, alternativement convexes et concaves, et de lumières reflétées et déformées : comme dans le tableau de l'article précédent, on y perçoit le reflet d'une fenêtre, mais ici pas question de croix, la lumière en est fragmentée. Intérieur et extérieur s'y répondent, invitant notre regard à circuler aisément de l'un à l'autre, jusqu'à ce que nous ne sachions plus ce que nous regardons, jusqu'à ce que soudain nous tombions dans le nautile, découvrant soudain que nous sommes au creux d'une vague immobilisée avant sa retombée, au creux d'une grotte liquide de quelque Calypso qui s'y cache peut-être encore. Car oui, là encore, comme dans la boîte, finit par nous irriter le mystère de la partie non visible, là où disparaît justement la tache de lumière la plus brillante, comme pour nous laisser imaginer un monde lumineux, paradisiaque, qui nous est inaccessible. Alors pourquoi pas Calypso, dont le nom vient du verbe grec signifiant « cacher », pourquoi pas un corps invisible et désirable se cachant dans la partie qui se dérobe à notre regard ? La coque vide elle-même est pleine d'une absence : le corps vivant qui s'y est autrefois lové, un mollusque à la chair tendre et palpitante, dont sa surface luisante semble avoir gardé la trace humide.
C'est alors que nos yeux descendent vers la plus discrète porcelaine, que sa couleur sombre ferait passer presque inaperçue, n'était la blancheur de ses pointillés et surtout trois vives taches de lumière (encore un reflet de la fameuse fenêtre), qui attirent notre attention sur un trou qu'elles entourent, un petit trou sombre qui s'enfonce vers l'intérieur du coquillage, une fois encore vers une partie invisible, mystérieuse et désirable. Le spectateur averti n'ignore pas plus que Stoskopff l'origine du nom de la porcelaine, « porcellana », « vulve de truie » [la « porcelaine » fabriquée par l'homme, seule signification dont la langue moderne se souvienne, n'était qu'une comparaison avec la matière de ce coquillage]. Il n'ignore pas le sens intime que le peintre a voulu donner à cet objet, petit mont sombre et touffu qui s’étrécit en aboutissant à l'ouverture intime et noire entourée d'une brillance humide. Il n'ignore pas ce qu'il trouverait en retournant la porcelaine (alors très présente dans les cabinets d'amateurs) : deux lèvres lisses et polies, pâles comme une peau fragile cachée de la lumière, entre lesquelles s'ouvre une étroite fente vers une profondeur inaccessible et sombre.
Eh oui ! Notre société avide de sexe, qui pousse des cris d'horreur et d'excitation face à l'Origine du monde de Courbet, ferait bien de retourner voir d'un autre œil les réputées ennuyeuses natures mortes du XVIIe s. !

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samedi 2 juillet 2016

Les secrets du citron (Stoskopff, épisode 1)


Comme promis, voici un premier article sur l'un des tableaux de Stoskopff, un très simple, pour commencer... du moins en apparence !

Huile sur toile, 30,2 x 27,7cm. Stockholm, collection privée, date?


Sur une table en bois est posée une boîte en copeaux. Posé lourdement sur son couvercle, en plein centre, trône un römer, un verre typique des régions germaniques du XVIIe s. Il est d'excellente facture, au pied épais ouvragé de petites coquilles en relief, et rempli d'un vin jaune. A gauche du römer, un citron entier. A droite, rien... enfin, rien de matériel, mais nous y reviendrons ! Le fond, comme presque toujours chez Stoskopff, est uniformément noir et met en valeur la clarté et le volume des objets représentés. Rien d'autre.
Et pourtant, si ! Cette fenêtre. Cette fenêtre absente est pourtant si présente qu'elle se démultiplie en variations comme un motif musical. Sa première apparition est un reflet sur la paroi de gauche du römer ; un reflet très net et coloré qui concentre dans ce seul endroit du tableau les couleurs blanche, verte, bleue, couleurs de l'extérieur, qui contrastent violemment avec l'ensemble de jaune, gris et noir, couleurs de chaude intimité du reste du tableau. Un infime écho de ce blanc franc apparaît sur le bord du côté opposé du verre, technique chère à Stoskopff dans ses peintures de verre, qui donne au spectateur la sensation que ce qui est en-dessous n'est pas du vide, mais une paroi de verre, d'une transparence telle qu'on ne la percevrait pas sans cet infime trait esquissé. C'est ensuite le reflet de la paroi de gauche qui se reflète lui-même dans la paroi de droite, d'abord en haut dans la partie vide, à peine perceptible, noir de la croisée sur gris foncé des carreaux ; puis sur la surface du vin, en deux étroits triangles jaunes ; enfin dans la partie pleine de la paroi de droite, après avoir traversé le liquide doré translucide, formant un autre dessin jaune plus complexe. Mais ce n'est pas tout : après avoir traversé la paroi de gauche et le vin, le reflet traverse encore la paroi de droite, et vient se poser définitivement sur le couvercle de la boîte, à droite du römer, y dessinant deux ellipses lumineuses.
Pourquoi une telle démultiplication du motif de la fenêtre, absente elle-même du tableau ? Comme toujours avec les grands artistes, on peut trouver plusieurs interprétations, qui, loin de s'exclure, cohabitent et s'enrichissent mutuellement. Bien sûr, la plus évidente est le jeu de la virtuosité : l'artiste nous montre d'abord sa maîtrise parfaite d'une technique difficile, la représentation de la lumière, de la transparence, des reflets. Presque aussi évidente est l'interprétation chrétienne : la croisée de la fenêtre dessine une croix. Les images de cette croix se multiplient à l'infini, sans que la véritable croix ne soit visible pour le spectateur profane (on a là aussi un petit côté platonicien, comme si les reflets de la fenêtre/croix devaient nous laisser imaginer la beauté de la véritable fenêtre/croix, invisible à l’œil humain). Le vin contenu dans le römer peut naturellement évoquer celui de l'eucharistie.
Je pense que l'on peut aller plus loin encore, en questionnant le tableau lui-même et l'univers personnel de Stoskopff. Le reflet qui m'intéresse le plus est le reflet final, sur la boîte. Avez-vous remarqué que le tableau donne à l’œil une sensation parfaitement équilibrée, alors même que, si on ne considère que les objets matériels, il est dissymétrique ? Comme je l'ai dit plus haut, aucun objet à droite ne vient faire pendant au citron à gauche. Notre impression d’équilibre vient précisément du reflet sur la boîte, dont la couleur, la forme et la taille sont parfaitement symétriques au citron. Et justement... Regardez bien ce reflet : ne pourrait-on pas y voir la représentation d'un citron ouvert, dans le sens de la longueur ? Un citron ouvert, immatériel, ferait pendant à un citron fermé, matériel... Intéressant, non ? Il est temps de s'interroger sur les citrons dans l’œuvre de Sébastien Stoskopff, et d'abord dans les Natures mortes et Vanités en général.
Bien sûr, ces tableaux regorgent de fruits variés, mais le citron a une place toute particulière : souvent isolé, souvent au premier plan, il apparaît parfois dans des tableaux où ne figurent pas d'autres fruits. Nombre de peintres de Vanités apprécient de le peindre à moitié épluché, l'épluchure ébauchée formant une élégante spirale. Paul Claudel, à qui l'on doit le regain d'intérêt pour les Vanités dans les années 1930, voyait « dans la pelure suspendue de ce fruit le ressort distendu du temps » (L’œil écoute, 1946, p. 202). On peut méditer sur cette magnifique image... Cependant, notre ami Stoskopff, précisément, ne représente jamais de citron à moitié épluché. Le citron au premier plan est très fréquent dans ses œuvres, très souvent coupé en deux dans le sens de la largeur, prêt à être pressé, ou sinon comme ici entier.
Je pense qu'il avait un rapport particulier avec ce fruit dont l'acidité donne du piquant et du goût aux aliments les plus fades, et qui peut se sublimer dans un mariage avec le sucré. Dans d'autres tableaux en effet apparaissent une tranche de citron confit, un flacon de sirop de citron... Dans le tableau que nous regardons aujourd'hui, il pourrait chercher à nous montrer que le contenu du fruit matériel et fermé à gauche peut apparaître à droite par une sorte de miracle (de nos jours, on penserait à une radiographie !), à la suite du passage de la lumière à travers différentes surfaces. Au delà du citron lui-même, de quoi veut-il nous parler ? Quel est ce contenu secret et mystérieux qui se révèle à celui qui sait voir au-delà du matériel ? A chacun d'entre nous d'y plaquer ses propres fantasmes. Et ceux-ci pourraient bien avoir partie liée avec un autre contenu secret dont je n'ai pas parlé, celui de la fameuse boîte en copeaux parfaitement fermée et dont le poids du römer posé sur son couvercle semble interdire définitivement l'ouverture...

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lundi 6 juin 2016

Le mystère de Sébastien Stoskopff


J'ai découvert il y a quelque temps l’œuvre de Sébastien Stoskopff, peintre alsacien du XVIIe s., auteur de Natures mortes et de Vanités (deux expressions qui ne reflètent pas exactement la réalité de ce que représentaient ces tableaux, mais je les utilise pour plus de commodité et pour que vous ayez une idée du type de peinture dont il s'agit), et cela a été un coup de foudre.
J'ai toujours aimé les peintures de Vanités pour leur côté « gratuit » (ce n'est pas un art religieux, ni de propagande politique, ni le portrait d'un commanditaire), mais aussi pour le symbolisme qui se cache derrière ce côté gratuit (le temps qui passe, la mort, la vanité des connaissances ou des plaisirs de la vie), et surtout pour l'ambiguïté de ce symbolisme : il n'existe pas de manuel, de « clefs » qui permettraient de déchiffrer objet par objet ces tableaux. Certains objets sont largement polysémiques. Par exemple le coquillage : connotation sexuelle évidente du fait de sa forme, mais aussi par référence à la légende d'Aphrodite née des flots et apparue dans un coquillage ; c'est aussi le symbole des pèlerins de retour de Saint-Jacques de Compostelle ; c'est l'évocation de la lumière, les coquilles ayant été parfois utilisées comme lampes à huile ; c'est une forme déclinée de la tête de mort si présente dans ces tableaux, puisque c'est tout ce qui reste d'un organisme autrefois vivant ; etc. En plus de tous ces sens issus de la culture collective, chaque spectateur peut y projeter ses propres significations, ses propres fantasmes. Personnellement, je suis fascinée par des boîtes ovales en copeaux de bois qui apparaissent dans de nombreux tableaux de Vanités du nord de l'Europe aux XVIe et XVIIe s., mais aussi en arrière-plan de tableaux d'autres types : ces boîtes sont presque toujours fermées, et je passe des heures à les contempler en me demandant ce qu'elles contiennent !
Toutes ces choses intéressantes, étonnantes, passionnantes, se retrouvent dans l’œuvre de Sébastien Stoskopff, mais de plus :
  • Il a une technique incroyable ; c'est un maître absolu du trompe-l’œil, et il peint des coupes en cristal ou du vin brillant dans ces coupes avec une telle virtuosité dans la représentation de la transparence, des reflets, des jeux de lumière, que l'on retrouve cette admiration un peu niaise du vulgum pecus et qui dort sans doute au fond de chacun d'entre nous : « C'est beau, parce que c'est vachement bien fait !!! ».
  • Ses tableaux sont d'une sobriété qui le distingue de ses contemporains dont le style est très proche : il ne représente le plus souvent que très peu d'objets, concentrant l'attention du spectateur sur ces objets ; et le fond est toujours complètement noir, donnant à la composition une nuance un peu inquiétante, mais aussi faisant d'autant plus ressortir les objets, qui, eux, sont illuminés.

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Mais ce n'est pas tout. Outre une œuvre fascinante, Sébastien Stoskopff a eu une vie mouvementée : vie itinérante à travers toute l'Europe (France, Italie, Allemagne), rencontres, détails rocambolesques parfaitement bien connus, grâce à de nombreuses archives le concernant qui ont été par chance conservées, et mort mystérieuse, d'un abus d'alcool dans une auberge, avec un dernier rebondissement vingt ans après sa mort qui révélera que l'aubergiste était un sataniste qui l'avait assassiné lors d'une messe noire !
On trouve toutes les informations sur sa vie et son œuvre dans un excellent livre, Sébastien Stoskopff, 1597-1657, Un maître de la nature morte, catalogue d'une exposition qui lui a été consacrée à Strasbourg à l'occasion du quatre-centième anniversaire de sa naissance, dirigé par Michèle-Caroline Heck (Réunion des Musées Nationaux, 1997). Vous trouverez aussi sur internet de nombreux articles sur sa vie et son œuvre, presque tous copiés ou résumés, plus ou moins intelligemment, du livre susdit. Vous y trouverez aussi de nombreuses reproductions de ses tableaux, qu'il est inutile que je vous copie ici.

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Cette œuvre étonnante et cette vie digne d'un roman sont en train de m'en inspirer un ! 
En attendant, je vous livrerai prochainement quelques commentaires de certains de mes tableaux préférés.!

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dimanche 1 mai 2016

La première femme nue


Je viens d'achever deux mois de compagnonnage affectueux avec un livre surprenant, La première femme nue, de Christophe Bouquerel (Actes Sud, 2015). Il s'agit de la vie romancée de Phryné, connue pour avoir été une hétaïre ou courtisane célèbre à Athènes au IVe s. av. JC et aussi la maîtresse et le modèle du sculpteur Praxitèle. Mais une fois que l'on a dit cela, on n'a rien dit du roman.
Ce roman fleuve épouse le sillon de la vie d'une femme. Une vie que l'on suit du début jusqu'à la fin, assistant lentement à son évolution vers la maturité.
C'est un livre qui parle de la femme et de sa place dans la société ; c'est un livre qui parle de la création artistique ; c'est un livre qui parle de la sexualité ; c'est un livre qui parle de la relation amoureuse et de toutes ses déclinaisons, de la domination, de tous les différents types de relations humaines ; c'est un livre qui parle de la guerre, qui parle des malheureux civils toujours victimes ; c'est un livre qui parle de politique et d'histoire, qui fait une réflexion passionnante sur les multiples enjeux politiques qui décident du sort des hommes ; c'est un livre qui parle de religion, de mystique, de philosophie ; c'est un livre qui parle de quête, et de l'objet de la quête de notre vie, et qui aboutit – au fur et à mesure que l'héroïne elle-même mûrit et gagne en sagesse – à des conclusions fortes et profondes sur le sens de la vie et sur les relations humaines. En cela, ce livre est presque une Bible : il en a la taille (!) et il en a la variété d'enseignements riches à méditer.
Mais ce n'est pas tout, car ce livre est avant tout un roman, et un des meilleurs : intrigue solide, personnages hauts en couleur, suspense, rebondissements, humour, émotions, et le tout dans une langue savoureuse (certaines phrases sont travaillées comme des bijoux, que l'on ne résiste pas à l'envie de lire à voix haute et de relire, pour en apprécier la poésie et la musicalité).
C'est pour toutes ces raisons que je vous recommande vivement de lire ce livre, sans avoir peur de ses quelques 1200 pages ! Pour ma part, en plus de toutes ces qualités, ce livre m'a bouleversée par certains détails qui coïncidaient étrangement, soit avec des motifs présents dans mes propres écrits de fiction, soit avec des éléments de ma propre vie. De ce fait, je pense que je n'ai jamais été autant marquée par la lecture d'un roman.

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dimanche 6 mars 2016

Femme et dragon amoureux


Cet article fait suite à l'article « Mon dragon d'amour » du 30 mars dernier (http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/03/mon-dragon-damour.html) : j'y montrais comment on pouvait trouver de manière implicite, dans les textes et surtout dans les enluminures évoquant la légende de sainte Marguerite, un certain désir amoureux entre Marguerite et son dragon.
Vous aviez peut-être trouvé alors mon idée saugrenue. Aussi, pour vous montrer que ce thème du désir amoureux entre la femme et le dragon était bien présent dans l'imaginaire des hommes de l'Antiquité et du Moyen Age, je vais vous raconter aujourd'hui des histoires beaucoup plus explicites.

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La première est racontée par Plutarque, auteur grec du IIe s. ap. JC, un des auteurs les plus prolifiques de l'Antiquité, qui s'intéressait à tous les sujets. Dans « LES ANIMAUX DE TERRE ONT-ILS PLUS D'ADRESSE QUE CEUX DE MER ? » (Œuvres morales), il relate diverses anecdotes visant à montrer l'intelligence de certains animaux. Il énumère entre autres quelques histoires d'amour touchantes entre un animal (éléphant, oie, bélier...) et une femme ou un homme, parmi lesquelles ce petit récit, que je trouve très érotique :
« Un dragon étant devenu amoureux d'une fille d'Étolie, venait la voir pendant la nuit ; il se glissait doucement auprès d'elle, s'entortillait autour de son corps sans lui faire aucun mal, même par mégarde, et il se retirait tranquillement à la pointe du jour. Comme ses visites étaient très assidues, les parents de la fille l'envoyèrent au loin. Le dragon ne parut pas de trois ou quatre jours, sans doute parce qu'il la cherchait de tous côtés; l'ayant enfin trouvée après bien des recherches, il s'approcha d'elle, non avec sa douceur accoutumée, mais d'un air sévère, et lui ayant lié les mains avec les plis de son corps, il la frappait de l'extrémité de sa queue ; cependant il montrait un courroux amoureux qui laissait voir plus de désir de pardonner que d'envie de punir. » (Traduction française par l'abbé Ricard, 1844. Visible à cette page : http://mercure.fltr.ucl.ac.be/Hodoi/concordances/plutarque_animaux/lecture/14.htm, où vous pourrez lire d'autres histoires d'animaux amoureux)

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La deuxième histoire est un conte folklorique de Suède, « Le lindorm amoureux » (dont on trouve différentes versions dans des recueils de contes publiés de nos jours). En voici la trame : une reine qui ne pouvait avoir d'enfant consulte une sorcière ; celle-ci lui conseille de manger deux oignons crus. La reine (qui ne devait pas cuisiner très souvent!) se précipite dans le potager et engloutit un premier oignon avec toute sa peau ! Plus avertie pour le deuxième, elle prend la peine de l'éplucher. Neuf mois plus tard lui naissent deux enfants : un affreux petit dragonneau, qu'elle se hâte de jeter par la fenêtre, et un ravissant petit garçon. Ce dernier, devenu jeune homme, cherche à épouser une princesse, en vain. Désespéré, il erre dans la forêt, où il rencontre soudain un lindorm (dragon de ces contrées) qui lui explique qu'il est son frère aîné et que lui, le jeune prince, ne pourra trouver d'épouse tant que lui, le lindorm, n'en aura pas trouvé une. Les parents, informés, font un appel à fiancée pour leur fils lindorm, mais celui-ci refuse toute jeune fille qui ne se donnerait pas à lui volontairement et par amour. Finalement, une magicienne conseille à sa fille d'aller voir le lindorm, mais pas n'importe comment. La jeune fille se présente à lui vêtue d'une infinité de vêtements enfilés les uns sur les autres. Elle propose au lindorm qu'à chaque vêtement qu'elle retirera, il retirera lui-même une de ses peaux. Celui-ci accepte, et c'est le début d'un strip-tease qui dure toute la nuit, jusqu'à ce qu'au petit matin, la jeune fille, se dépouillant de son dernier vêtement, apparaisse totalement nue, et le lindorm, quittant sa dernière peau, apparaisse comme ce qu'il est vraiment (ce qu'il aurait été dès le début si sa mère n'avait pas mangé l'oignon entier!), un beau jeune prince...

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L'héroïne de la troisième histoire n'est pas une femme anonyme puisqu'il s'agit d'Olympias, la mère d'Alexandre le Grand, dont plusieurs auteurs antiques et médiévaux racontent qu'elle aurait conçu Alexandre, non de son époux Philippe, mais d'un magicien égyptien, Nectanébo, métamorphosé pour l'occasion en dragon. 
La scène d'amour entre Olympias et le dragon plaît aux enlumineurs du Moyen Age occidental. En voici quelques exemples :

Illustration de la Vie d'Alexandre par Quinte-Curce, manuscrit indéterminé, fol. 30


Illustration d'un passage du Speculum Historiale de Vincent de Beauvais, manuscrit réalisé vers 1370-1380,
BNF, Nle Acq Fr 15939, fol. 11

Et mon illustration préférée :
Illustration de la Vie d'Alexandre par Quinte-Curce, manuscrit réalisé à Bruges vers 1468-1475
British Library, Burney 169, fol. 14r

Elle est digne des meilleures scènes comiques des farces composées à cette époque de la fin du Moyen Age, dans lesquelles le mari cocu se retrouve à la porte de chez lui ! Le dragon n'a plus rien d'effrayant dans cette scène bourgeoise. Il joue le rôle de l'amant tendre et jaloux de sa bien-aimée, dérangé par l'arrivée inopportune du mari !
Le dragon en acteur de drame bourgeois ! Auriez-vous imaginé cela ? Cette image nous révèle peut-être aussi la déchéance du terrifiant animal en cette fin de XVe s. ...

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