jeudi 30 mars 2017

Carcasse sanglante pour enfant royal


Un enlumineur contemporain de Jean Bourdichon (évoqué dans l'article précédent) et presque aussi renommé que lui est Jean Poyer. C'est notamment lui l'auteur d'une enluminure exceptionnelle parmi celles représentant sainte Marguerite émergeant du dragon et à la découverte de laquelle je vous emmène aujourd'hui. Nous l'avons en fait déjà croisée dans nos sentiers fleuris, à la fin du 1er article que j'avais écrit sur le sang du dragon : cf. http://cheminsantiques.blogspot.fr/2015/02/sang-de-dragon.html. Vous souvenez-vous de cette affreuse carcasse de dragon à la plaie béante ?
New York, The Morgan Library and Museum, M 50, f. 20v
Nous allons ici prendre le temps de nous y arrêter un peu plus longuement.
Cette image de Marguerite au dragon est unique parmi les milliers de représentations sur manuscrits et même sur tous supports : Marguerite n'y est pas représentée émergeant du corps du dragon, mais juste après l'émergence ; elle n'est pas dans le corps du dragon, le haut de son corps seul dépassant, mais à côté, laissant par conséquent sur le corps du dragon la trace du volume qu'elle aurait dû occuper, sous la forme d'un énorme trou sanglant. Elle est également rendue exceptionnelle par le réalisme cru dans la représentation du cadavre du dragon, qui met mal à l'aise même les observateurs blasés du XXIe siècle que nous sommes.
Cette enluminure se trouve dans un manuscrit qui est un livre de prières commandité par Anne de Bretagne, à l'époque où elle était reine de France en tant qu'épouse de Charles VIII (après la mort de ce dernier, elle a épousé son successeur Louis XII, devenant une deuxième fois reine de France), pour son fils premier né, le dauphin de France, Charles Orland, né en 1492, afin qu'il y apprenne son catéchisme. L'enfant est mort trois ans plus tard, en 1495, ce qui permet tristement de dater l'ouvrage. Les informations sur le manuscrit figurent à la page qui y est dédiée sur le site officiel de la bibliothèque où il est conservé, « The Morgan Library and Museum » : http://www.themorgan.org/collection/Anne-De-Bretagne.
Comme souvent, le dragon emprunte ses traits à un animal existant, ici au crocodile, ce qui n'a rien d'étonnant : les Croisés rapportaient d'Orient des dépouilles de crocodiles présentées comme des dépouilles de dragons et qui, à leur retour en Europe, ont souvent fini suspendues dans les églises (cf. Le Quellec Jean-Loïc, « La naturalisation du dragon en Europe », in Saints et dragons : rôle des traditions populaires dans la construction de l'Europe (Ciephum / Université de Mons-Hainaut, 23-25 mai 1996), Jean Fraikin (dir.), Bruxelles, Conseil Supérieur d’Ethnologie / Éditions de la Communauté Française de Belgique, collection « Tradition Wallone », n° 13-14, 1998, vol. 1, p. 177-212). Il est probable que Jean Poyer se soit inspiré d'un de ces crocodiles exposés. Toutefois, pour la carcasse éventrée et sanglante, il a dû prendre pour modèle le cadavre d'un gros animal local, probablement un bœuf de boucherie.
Avec la figure de Marguerite, on a une forme de réalisme aussi, dans la représentation d'une jeune fille aux joues rosées, portant une coiffure, un vêtement et une parure à la mode de la fin du XVe siècle, et pourtant cette représentation réaliste insiste sur la pureté, la grâce, l'élégance de Marguerite, qui tranchent d'autant plus violemment avec l'atrocité du dragon pustuleux et de sa plaie sanglante :
Détail de l'image précédente
Elle porte une robe blanche unie, à la coupe simple, mais dont les plis souples laissent deviner une étoffe précieuse, passée par-dessus une chemise de la même blancheur aux manches bouffantes ; robe et chemise sont ornées sur les bords de broderies d'or raffinées ; une discrète chaîne d'or lui entoure le cou, portant peut-être un pendentif modestement caché sous le col de la robe ; une chevelure vaporeuse d'une blondeur qui semble faite du même or que les broderies se déploie jusqu'au bas de son dos, chastement retenue sur la tête par une tresse qui l'enserre ; l'auréole, à peine esquissée, est du même or que la chevelure et les broderies ; les lèvres sont légèrement entrouvertes, comme si elle prononçait la prière que manifeste la position de ses mains jointes ; son œil grand ouvert regarde sans peur et avec détermination en face d'elle : ce n'est ni le dragon, ni la porte, ni la fenêtre ouverte sur le ciel, mais un point qui n'apparaît pas dans la composition. D'autres images représentant sainte Marguerite émergeant du dragon peuvent nous laisser penser qu'il s'agit d'une vision de Dieu, mais l'artiste, fidèle à ce trait réaliste, n'a pas représenté la vision et nous laisse l'imaginer.
On comprend donc bien que l'atrocité de cette représentation du dragon a pour rôle de faire ressortir par contraste la pureté et la détermination de la sainte. Il reste qu'aucun enlumineur n'a poussé aussi loin le réalisme morbide, et qu'on ne saura pas ce qui a motivé Jean Poyer ou sa commanditaire Anne de Bretagne à un tel excès. Cet excès est d'autant plus étonnant pour un ouvrage destiné à un très jeune enfant ! Pour vous attendrir, voici le portrait du pitchounet à l'âge de deux ans, un an avant sa mort de la rougeole.
Le dauphin Charles Orland peint en 1494 à l'âge de deux ans, par le Maïtre de Moulins (peut-être Jean Hey),
Musée du Louvre, Paris
Je ne sais s'il a eu le temps de son vivant de contempler les images du livre qui lui était destiné, mais eusse-t-il été plus âgé qu'une telle représentation était encore propre à susciter bien des cauchemars ! On ignorait apparemment à cette époque que, selon la formule consacrée de nos jours, « certaines images peuvent heurter la sensibilité des jeunes enfants » ! Ou alors s'agissait-il face à cette image terrifiante de renforcer la trempe du futur roi de France ?

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Il y a déjà là beaucoup de mystère, mais je ne résiste pas à l'envie d'en ajouter un peu en vous renvoyant à un article trouvé au hasard en cherchant des renseignements sur le petit Charles Orland. L'auteur y suggère que la mort prématurée de cet enfant et des nombreux autres enfants mâles d'Anne de Bretagne (avec Charles VIII puis avec Louis XII), dont la conséquence fut l'arrivée au trône d'un cousin assez éloigné que nous connaissons sous le nom de l'illustre François Ier, ne serait pas le fait du hasard...
Ce n'est bien sûr qu'une hypothèse, qu'aucune véritable preuve n'étaye, mais je la trouve intéressante mise en relation avec cette image terrifiante de cadavre de dragon. Quel sinistre complot ne pourrait-on pas soupçonner là ?

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